Introduction de Jeannot Gilles, l’usager des services publics, Paris, PUF, Que sais-je, 1998
L’usager des services publics ; l’expression fait bloc. L’usage, en l’occurrence, consacre cette liaison. Si on parle de “l’usager des transports en commun” ou de “l’usager des services administratifs”, “l’usager de la brosse à dent” ou “l’usager du presse purée” semblent plus mal venus. On est, le plus souvent sinon exclusivement, usager d’un service public, d’un équipement public (piscine, centre de loisir..) d’un domaine public (la route, un parc,…) ou d’un bien public, comme la langue, la monnaie ou une méthode mise à disposition de tous7. Ainsi, c’est moins l’usage en soi qui définit l’usager qu’une certaine relation établie avec la sphère publique. Cet aspect s’inscrit dans une histoire mouvementée de ce terme.
Attesté dès le XIVe siècle, le terme “usager” désigne un membre d’une communauté qui possède de manière collective bois et pâtures : les “usages” ou les “communaux”. L’usager se définit alors par une appartenance et une appropriation de la terre, même si celle-ci est indivisible entre les membres présents et à venir de la communauté. Cette tenure collective fait le pendant d’un autre régime d’appropriation, associé au système féodal, par lequel le vassal tient sa propriété de son suzerain et peut accorder, moyennant paiement d’une redevance, le droit d’utiliser cette terre. Par là, la filiation de ce terme se distingue aussi de celle des premiers services publics qu’étaient les fours et moulins banaux8. Le moulin banal appartient au seigneur et les paysans sont contraints d’y porter leur grain. Ils n’en sont pas, au sens de cette époque, usagers. Ainsi se dessine déjà une opposition entre deux formes de relation à la chose publique, l’une à travers une appropriation communautaire et l’autre à travers une prestation de service.
Cette tenure collective qui a survécu à l’ombre du système féodal est attaquée dès le seizième siècle. Mais, à la différence de l’Angleterre (enclosures), la mise en cause sera progressive, le code forestier en 1827 transformant finalement en simple servitude cette forme de copropriété des habitants. Cette progressivité se révèle dans des détournements du vocabulaire. De la commune “pâturage appartenant à une communauté d’habitants” telle que la définit l’encyclopédie Diderot, on passe en 1793 à la commune “société de citoyens” puis à la commune personne juridique. Les communaux rentreront alors dans le domaine privé de la commune9. Les habitants ne sont plus alors porteurs que d’un “droit d’usage”, le terme d’usager se restreint alors au sens qu’il lui est donné dans les articles 625 à 636 du code civil.
L’usager dans le code civil comme l’usufruitier, sont des catégories issues du droit romain : le jus utendi ou usus, droit d’user de la chose et jus fruendi ou fructus, droit de recueillir les fruits. Le droit d’usage en ce sens est une version limitée du droit de l’usufruitier : un droit incessible et, hormis dans le cas d’une habitation, tellement réduit que l’on a admis que celui à qui était fait un legs d’usage pourrait percevoir la part de fruits nécessaire à ses besoins et à ceux de sa famille. L’usager en ce sens est celui qui a un droit d’usage restreint et incessible sur un bien.
C’est par un glissement de ce sens dans la langue juridique que naît son emploi moderne, alors que se forge la nouvelle théorie du service public au début du siècle. Dans un arrêt fondateur de 1906, la question fondamentale pour le commissaire du gouvernement Romieu, à propos des utilisateurs d’une ligne de tramway, s’énonce ainsi : “Il faut donc rechercher si les usagers ont un droit au fond à exiger l’intervention de l’administration”10. L’emploi de ce terme ne se généralisera qu’un peu plus tard alors que cette idée de droit d’usage se diffuse dans la société comme le constate, inquiet, un observateur de 1926 : “Si ce mauvais état des chaussées justifie en partie les nombreuses réclamations qui émanent des usagers, ceux-ci sont devenus beaucoup plus exigeants qu’ils ne l’étaient avant 1914″11. Derrière l’usager râleur, promis à un bel avenir, se profile les prémisses d’une revendication collective.
Cependant, l’effectivité de l’accès aux services public se jouera moins dans le monde des juristes que, quelques années plus tard, dans celui des ingénieurs. Après la seconde guerre mondiale, il faut attendre la fin des années cinquante pour que l’usager s’impose comme une catégorie centrale de l’action publique. Dans l’immédiat après guerre, les préoccupations vont plutôt vers les infrastructures “lourdes” que vers la consommation. Le premier Plan de modernisation et d’équipement ne classait qu’en fin de liste des priorités la production de biens de consommations, fussent-ils “essentiels”. Pour l’habitat, la période dite de “reconstruction” est une période durant laquelle on construit en fait très peu, les premiers programmes importants de logements qui viennent apporter une réponse à une crise du logement antérieure à la guerre émergent vers 1955. Progressivement, cependant, alors que l’on sort de la pénurie, se pose la question de l’adéquation de l’offre et de la demande des ménages. Les ingénieurs sont alors contraints de s’éloigner de la seule résolution de problèmes techniques pour saisir des problèmes sociaux. Cette période est aussi celle de la diffusion des nouvelles méthodes d’organisation du travail issues des missions de productivité effectuées par les ingénieurs et les industriels aux États-Unis qui trouveront des applications dans l’offre de biens de consommation.
L’usager apparaît alors au confluent de la jonction entre l’offre et la demande et de la diffusion au sein de l’intervention publique d’un projet de rationalisation industrielle. Il devient une des composantes du projet de rationalisation de la production. Les “grilles d’équipement” de l’ingénieur Dupont publiées en 1959 dans la revue Urbanisme12, et actualisées à plusieurs reprises par la suite, témoignent, dans ce domaine, de ce projet “d’ordonner la technique à l’humain” ainsi que le propose P. Sudreau le ministre de la construction de l’époque. Concrètement, il s’agit pour une ville d’une taille donnée de préciser toutes les surfaces des constructions des logements et des équipements associés (le lycée, la gendarmerie, la poste, le service social, la piscine…). On mobilise alors diverses enquêtes pour définir ces normes de besoins. Pour les transports urbains, dès 1965 sont engagées les “enquêtes ménages” réalisées par interviews. Elles permettent de recueillir les caractéristiques de chacun des déplacements effectués la veille (motif, durée, moyen de transport utilisé…), de dégager des nombres de déplacements moyens par personne et par motif et donc des dimensions des d’infrastructures à prévoir.
S’il y bien une prise en compte, par ces ingénieurs, des besoins, la logique de l’offre reste dominante, et l’usager est tenu de rentrer dans les cadres imposés par les contraintes propres aux services publics. Il faut donc rationaliser les comportements. C’est là tout le processus éducatif des services publics. L’action d’EDF est sûrement l’une des plus élaborée dans ce domaine. En effet l’électricité étant non stockable et les coûts d’infrastructures très importants, développer les usages et répartir au mieux la demande sur la durée est un enjeu essentiel. Dès 1960 des “conseillères ménagères” sont envoyées dans les foyers pour faire la démonstration de la supériorité de l’électricité sur le bois, le gaz ou le charbon. De même, l’application des principes de la tarification au coût marginal, à la même époque, malgré des différences de méthode, ne relève pas d’une autre finalité (cf. chap. II). Puis ce seront les campagnes pour le chauffage électrique intégré qui promeuvent parmi les usagers de nouvelles normes d’isolation, ceci jusqu’aux campagnes anti-gaspi après la crise pétrolière de 1973.
mouvement des voyageurs s’effectue pendant les pointes d’une façon comparable à celui d’un flux dans la conduite. L’un comme l’autre subissent les effets de l’état, des dimensions et du profil de l’espace environnant qui agissent sur leur déformabilité, leur compressibilité, leur vitesse d’écoulement et sont susceptibles, s’ils sont mal adaptés de donner lieu à des effets tourbillonnaires, à des coups de bélier, à des pertes de charge exagérées (…)”13.
Besoins à satisfaire, comportements à encadrer, flux à écouler…, l’exemple des grilles d’équipement ou la dernière citation accréditent la vision critique d’une machine disciplinaire, promue par les disciples de Michel Foucault. Cependant, progressivement, la violence de l’encadrement des comportements s’estompe, soit que l’éducation du public soit accomplie, soit que les contraintes techniques s’allègent. L’offre de services publics s’inscrit dans la dynamique plus large du développement de la consommation. Les services sont de plus en plus disponibles et, progressivement, le niveau de qualité s’accroît. Des programmes d’équipement viennent redonner un nouveau souffle aux grands services publics de réseaux : programme électronucléaire lancé en 1974 ; RER A pour la RATP, dont le tronçon central est ouvert en 1977 ; achèvement du “rattrapage” téléphonique vers la fin de cette décennie ; TGV, dont la première ligne est ouverte en 1981 et qui se développe encore. Ce renouveau technologique n’invalide pas encore le principe industriel de standardisation de l’offre.
Le service public se construit alors à partir du compromis entre un principe d’uniformité d’une offre industrialisée et un principe d’égalité de traitement. La péréquation tarifaire comme une certaine rigidité bureaucratique et une standardisation des produits offerts actualisent au quotidien pour les français ce compromis. Le compteur bleu (1963), la carte orange (1975) et le téléphone gris ont sûrement autant fait pour propager l’idée d’une égalité des citoyens devant les services publics que bien des jurisprudences du Conseil d’Etat inconnues des usagers. Cette égalité peut aussi être lue en termes moins positifs, comme égalisation, comme non-reconnaissance de la singularité de chaque situation. Saisis au pluriels les usagers sont alors la référence de l’action, objets de mesure et d’enquêtes, mais saisi au singulier, chaque usager apparaît avec ses attentes et pratiques singulières comme un grain de sable qui risque de bloquer la machine.
Deux mouvements, relativement récents viennent cependant réintroduire la singularité de l’usager dans les dispositifs de production des services publics.
- Des services publics ont été conduits à s’interroger activement sur ce qui fait la qualité de leurs prestations aux usagers et à introduire de nouvelles méthodes de gestion plus réactives.
- Diverses tentatives de dérégulation ou de privatisation, encore qu’aucun de ces termes ne soit vraiment adéquat, ont tendu à bousculer certaines rigidités bureaucratiques ou à remettre en cause des monopoles en faisant de l’usager un acteur économique sur un marché.
Ces deux mouvements sont souvent confondus à travers l’évocation du passage de l’ “usager” au “client”, ils sont cependant disjoints. Le premier fait écho à une évolution de l’organisation du travail dans les entreprises de services qu’elles soient publiques ou privées, le second s’inscrit dans une réflexion sur les modalités de régulation de l’offre publique sur un marché. Les implications du premier sont plutôt du côté de l’organisation du travail, celles du second du côté du statut de ces services dans la société. Leurs domaines de pertinence ne sont pas les mêmes non plus. La réflexion sur l’ouverture au marché concerne seulement les services qui sont facturés aux usagers alors que les transformations du travail, comme l’informatisation, se retrouvent aussi bien dans les services publics industriels que dans les administrations. Mais leurs effets directs et indirects s’entrecroisent souvent dans la sphère large des services publics incluant aussi bien les grands monopoles de services, comme EDF ou France télécom, les administrations ou les services publics locaux.
Le présent ouvrage est consacré à ces dernières mutations et à l’évolution du statut de l’usager dans sa relation avec les services publics qu’elles entraînent, autour des transformations dans le domaine de la gestion (chapitre I), autour de l’introduction de régulations de marché (chapitre II), pour saisir enfin (chapitre III) comment tout ceci conduit à ressaisir l’histoire des relations entre la figure de l’usager et celle du citoyen. L’attention sera plus particulièrement portée sur les services publics industriels et commerciaux, sans cependant négliger les autres services publics lorsque certaines tendances y sont plus clairement illustrées. Ces mouvements trouvent leur origine au sein de l’appareil de production des services publics et non dans l’émergence d’un rassemblement d’usagers. Ceci explique ce qui n’est qu’apparemment un paradoxe, le fait que, dans cet ouvrage consacré aux usagers des services publics, il sera plus question des services publics et de leur évolution que des usagers eux mêmes, de leurs attentes ou de leurs pratiques. L’usager ne préexiste pas aux relations ouvertes entre les pouvoirs publics et l’individu par la mise à disposition d’un service, relation de service, relation marchande, relation de citoyenneté.
petit commentaire sur usager et client
usager a déja payé et a ainsi obtenu l’usage (ainsi pour les routes,les bibliothéques,les écoles payées avec nos impots…)
est client celui qui paye quand il consomme
l’usager ne devrait il pas etre considéré comme un trés bon client?
Bonjour, je dois réaliser un travail important sur le concept de demande (de l’usager) auriez-vous des livres à me conseiller ? merci pour votre réponse
Votre demande est un peu trop vague, pourriez-vous préciser ? Dans quel contexte situez-vous le concept de demande de l’usager? Merci de nous donner quelques éclaircissements.
Dans quel cadre ferez vous votre travail ?
Quelle est la difference entre un usager client et un usager administré? Merci.
L’usager qui utilise un service public n’est jamais un client, même pour les prestations payantes !
Donc la différence est entre usager des services publics et client du privé. L’administré est un concept qui s’utilise en France pour les usagers qui emploient des actes de l’administration.
Doit-on différencier l’usager consommateur de l’usager ? Par le terme d’ “usager consommateur” qu’entend-on vraiment ?
je suis usager d’un service public (Piscine) qui offre d’autres prestations (espace forme et espace détente) que l’on paye au titre d’un abonnement annuel comparé au club privé existant.
le problème est que nous rencontrons certaines fois des prob ou la notion commerciale en terme de communication est inexsistante.
On a le devoir de payer et de fermer sa G …. voilà le principe !
il n’adhère pas du tout à une démarche commerciale de courtoisie et de respect lors de réclamations sur la propreté ou l’hygiène…
Que faire et à qui s’adresser ? (ils sont hermétiques et rejetent toujours la faute sur les usagers)