Mondialisation.ca, Le 22 mai 2007
EcoPortal
Un joli texte sur la toxicomanie consommatoire du GRAND écrivain Eduardo Galeano.
Le droit au gaspillage, privilège de quelques-uns, est censé être une liberté collective. La civilisation actuelle ne laisse pas dormir les fleurs, ni les poules, ni les gens. Dans les serres, les fleurs subissent la lumière en continu, afin qu’elles fleurissent plus vite. Dans les usines à œufs, même les poules ont été interdites de nuit. Les gens ont également été condamnés à l’insomnie, à cause de l’anxiété d’acheter et de l’angoisse de payer.
L’explosion de la consommation dans le monde actuel fait plus de bruit que toutes les guerres et met le monde plus en émoi que tous les carnavals. Comme le dit un vieux proverbe turc : « Qui boit à crédit, se soûle deux fois ».
La bringue étourdit et obscurcit le regard ; cette grande soûlerie universelle semble ne pas avoir de limites, ni dans le temps, ni dans l’espace. Mais tout comme le tambour, la culture de la consommation fait beaucoup de bruit parce qu’elle est vide. Et au moment de vérité, quand le bruit cesse et la fête finit, l’ivrogne se réveille tout seul, avec pour seule compagnie son ombre et la facture des pots cassés.
L’expansion de la demande se heurte aux frontières imposées par le système même qui l’a engendrée. Tout comme les poumons ont besoin d’air, le système a besoin à la fois de marchés de plus en plus vastes et ouverts et de matières premières aussi bien que d’une force de travail humaine, payées à des prix aussi bas que possible. Le système parle au nom de tous, adressant à tous ses ordres impérieux de consommation, diffusant parmi tous la fièvre de l’achat, bien que de toute façon et pour la plupart de gens, cette aventure commence et finisse sur l’écran de télévision. La plupart de gens, endettés afin de posséder des choses, finissent par n’avoir que des dettes qui servent à payer des dettes qui créent de nouvelles dettes, et finissent par consommer des fantaisies parfois matérialisées grâce à la délinquance.
Le droit au gaspillage, privilège de quelques-uns, est censé être une liberté collective. Dis-moi combien tu consommes, je te dirai qui tu es. Cette civilisation ne laisse pas dormir les fleurs, ni les poules, ni les gens. Dans les serres, les fleurs subissent la lumière en continu, afin qu’elles fleurissent plus vite. Dans les usines à œufs, même les poules ont été interdites de nuit. Les gens ont également été condamnés à l’insomnie, à cause de l’anxiété d’acheter et de l’angoisse de payer. Ce mode de vie n’est pas très salutaire pour les gens, mais il l’est pour l’industrie pharmaceutique.
Les USA consomment la moitié des sédatifs, des anxiolytiques et autres drogues chimiques vendues légalement dans le monde, et plus de la moitié des drogues interdites qui sont vendues illégalement. Cette réalité n’est pas négligeable si l’on tient compte du fait que la population des USA ne constitue qu’à peine 5% de la population mondiale.
«Celui qui passe son temps à se comparer aux autres est malheureux», se lamente une femme du quartier du Buceo, à Montevideo. La douleur de ne plus être, chantée jadis par les tangos, a laissé place à la honte de ne rien avoir. Un homme pauvre est un pauvre homme. «Quand on n’a rien, on pense que l’on ne vaut rien », dit un jeune homme dans le quartier de Villa Fiorito, à Buenos Aires. Et dans la ville dominicaine de San Francisco de Macorís, un autre homme dit : « Mes frères travaillent pour les marques. Ils vivent pour s’acheter la marque et suent sang et eau pour arriver à payer les frais ».
Invisible violence du marché : la diversité est l’ennemi de la rentabilité et l’uniformité s’impose. Partout, la production en série, à échelle gigantesque, dicte ses incontournables règles de consommation. Cette dictature de l’uniformisation obligatoire est plus dévastatrice que n’importe quelle dictature à parti unique car elle impose, partout dans le monde, un mode de vie qui clone les êtres humains comme s’il agissait des photocopies d’un consommateur idéal.
Le consommateur idéal est l’homme qui ne bouge pas. Cette civilisation mélange quantité et qualité, embonpoint et bonne alimentation. Selon la revue scientifique The Lancet, « l’obésité sévère » a augmenté de presque 30% dans la population jeune des pays les plus développés dans la dernière décennie. Selon une recherche récente du Centre de Sciences de la Santé de l’Université du Colorado, l’obésité a augmenté de 40% parmi les enfants nord-américains dans les seize dernières années. Le pays inventeur des repas et boissons light, des diet food et des aliments fat free, compte le plus grand nombre de personnes grosses du monde. Le consommateur idéal ne gare la voiture que pour travailler et pour regarder la télé, assis devant le petit écran, il passe une moyenne de quatre heures par jour à dévorer des aliments en plastique.
C’est le triomphe de la poubelle déguisée en nourriture : petit à petit, cette industrie conquiert les palais du monde et casse en mille morceaux les traditions culinaires locales. Dans certains pays la tradition du bien manger vient de loin, compte sur des milliers d’années de raffinement et de diversité, et constitue un héritage collectif qui appartient non seulement aux tables des riches, mais aux fourneaux de tout le monde. Ces traditions, ces signes d’identité culturelle, ces fêtes de la vie, sont en train d’être troublées radicalement par l’imposition du savoir chimique et unique : la mondialisation du hamburger, la dictature du fast food. La plastification des aliments à l’échelle mondiale, œuvre du Mac Do, Burger King et d’autres entreprises, réussit à violer le droit à l’autodétermination en ce qui concerne la gastronomie : un droit sacré, car la bouche est l’une des portes de l’âme.
La Coupe du monde de football de 1998 a confirmé, parmi d’autres choses, que la MasterCard tonifie les muscles, que le Coca-Cola offre la jeunesse éternelle et que le menu MacDo est incontournable pour un bon athlète. L’immense armée de MacDo bombarde de hamburgers les bouches des enfants et des adultes sur toute la planète. La double arche du M a servi d’étendard pendant la récente conquête des pays de l’Est de l’Europe. Les queues devant le MacDo de Moscou, inauguré en fanfare en 1990, ont été le symbole de la victoire de l’Occident avec autant d’éloquence que la chute du Mur de Berlin.
Crossroads of the World, “Carrefour du monde”, le premier shopping center de Holywwod (Robert V. Derrah, 1935), 6671 Sunset Boulevard, Los Angeles
Signe de ces temps, cette entreprise, qui incarne les vertus du monde libre, nie à ses employés la liberté d’affiliation à tout syndicat. McDonald’s viole ainsi un droit qui est légal dans les nombreux pays où il est présent. En 1997, quelques travailleurs membres de ce que l’entreprise appelle la Macfamille ont essayé de se syndicaliser dans un restaurant de Montréal : le resto a fermé. Cependant, en 1998, les employés du MacDo d’une petite ville près de Vancouver ont réussi cet exploit digne du livre Guinness des records.
Les masses consommatrices reçoivent des ordres dans un langage universel : la publicité a réussi là où l’espéranto avait échoué. N’importe qui, dans n’importe quel lieu au monde, comprend les messages transmis par la télé. Ces 25 dernières années, les frais publicitaires ont été mondialement doublés. Grâce à cela, les enfants pauvres boivent de plus en plus de coca-cola et de moins en moins de lait, et le temps libre devient le temps de la consommation. Temps libre, temps prisonnier : les maisons sans beaucoup de moyens n’ont pas de lit mais elles ont une télé, et la télé a la parole. Ce petit animal acheté à crédit est la preuve de la vocation démocratique du progrès : il n’écoute personne, mais à tous il parle. C’est comme ça qu’aussi bien les riches que les défavorisés apprennent les vertus de la voiture dernier modèle, ainsi que les avantages du taux d’intérêt de telle ou telle banque.
Les experts savent comment transformer les marchandises en instruments magiques contre la solitude. Les choses possèdent des attributs humains : elles caressent, tiennent compagnie, comprennent, aident, le parfum t’embrasse et la voiture est l’ami qui ne te laisse jamais tomber. La culture de la consommation a fait de la solitude le marché le plus lucratif. On remplit les trous du cœur en les bourrant soit de choses, soit du rêve de les posséder. Et les choses ne font pas qu’embrasser, elles peuvent également devenir le symbole de l’ascension sociale, sauf-conduit pour traverser les douanes de la société de classes, clefs qui ouvrent des portes interdites. Plus les choses sont exclusives et mieux c’est : les choses te choisissent et te sauvent de l’anonymat social. D’habitude, la fonction de la publicité ne consiste pas à donner des renseignements sur le produit, car ce n’est pas le plus important, sinon à compenser les frustrations et à nourrir les fantaisies : Qui voulez-vous devenir par l’achat de cet after-shave ?
Le criminologiste Anthony Platt a observé que les délits de rue ne sont pas seulement le fruit de la pauvreté extrême, mais aussi de l’éthique individualiste. D’après Platt, l’obsession sociale du succès a une incidence décisive sur l’appropriation illégale d’objets. J’ai toujours entendu dire que l’argent ne fait pas le bonheur. Cependant, n’importe quel téléspectateur pauvre a des raisons plus que suffisantes pour penser que celui-ci offre quelque chose de tellement proche du bonheur que la différence n’est qu’une affaire de spécialistes.
Selon l’historien Eric Hobsbawm, le XXe siècle a mis fin à sept mille ans de vie humaine fondé sur l’agriculture depuis l’apparition des premières cultures, à la fin du paléolithique. La population mondiale s’urbanise et les paysans deviennent des citadins. En Amérique du Sud on trouve des champs vides et d’énormes fourmilières urbaines : les villes les plus grandes du monde et les plus injustes. Les paysans, expulsés de leurs terres par l’agriculture moderne d’exportation et par l’érosion, envahissent les banlieues. Ils croient que Dieu est partout, mais ils savent d’expérience qu’il se trouve dans les grandes villes. Les villes promettent du travail, de la prospérité et un avenir pour leurs enfants. Ceux qui attendent dans les campagnes regardent la vie passer et meurent en baillant, alors que c’est dans les villes que la vie se passe, et les appelle. Entassés dans des taudis, la première chose que les nouveaux venus apprennent est que le travail manque, qu’il y a trop de bras, que rien n’est gratuit et que les produits de luxe les plus chers sont l’air et le silence.
Frère Giordano da Rivalto prononce à Florence un éloge des villes au début du XIVè siècle. Il dit que les villes grandissent car « les gens aiment se rencontrer ». Se rencontrer, se rassembler. Or, qui rencontre qui ? L’espoir rencontre t-il la liberté ? Le désir rencontre-t-il le monde ? Et les gens, rencontrent-ils d’autres gens ? Si les relations humaines ont été réduites à des relations entre des choses, combien de personnes rencontrent des choses ?
Le monde entier devient un grand écran télé où nous pouvons regarder les choses, mais jamais y toucher. Les marchandises bon marché envahissent et privatisent les espaces publics. Les gares de bus et de train, qui étaient des espaces de rencontre il n’y a pas si longtemps, deviennent maintenant des espaces d’exhibition commerciale.
Le shopping center ou shopping mall, la vitrine par excellence, impose sa présence écrasante. Les multitudes se rendent en pèlerinage à ce temple principal où se célèbrent les messes de la consommation. La plupart des fidèles contemplent, en extase, les choses que leurs poches ne peuvent pas se permettre, alors que la minorité acheteuse s’expose au bombardement de l’offre incessante et exténuante. La foule qui monte et descend les escaliers mécaniques voyage à travers le monde : les mannequins sont habillés comme à Paris ou Milan, les machines sonnent comme à Chicago et la contemplation et l’écoute restent gratuites. Les touristes venus des villages de l’intérieur ou d’autres villes qui n’ont pas encore mérité ces bénédictions du bonheur moderne, posent pour la photo, au pied des marques internationales les plus connues, de même qu’ils le faisaient auparavant sur la place, aux pieds de la statue du grand homme. Beatriz Solano observe que les habitants des banlieues vont au center, au shopping center, comme avant ils allaient au centre-ville. La promenade traditionnelle des week-ends est remplacée par l’excursion à ces centres urbains. Les visiteurs, coiffés, douchés, aux habits bien repassés et dans leurs plus beaux atours vont à une fête où ils n’ont pas été invités, mais où, au moins, il leur reste permis de regarder. Des familles au complet partent en voyage dans la capsule spatiale qui parcourt l’univers de la consommation, où l’esthétique du marché a dessiné un paysage incroyable de mannequins, de marques et d’étiquettes.
La culture de la consommation, culture de l’éphémère, condamne tout à l’oubli médiatique. Tout change au rythme vertigineux de la mode, au service du besoin de vendre. En un clin d’œil, les choses vieillissent et sont remplacées par d’autres articles également fugaces. La seule chose qui demeure de nos jours est l’insécurité, car les marchandises, aussi volatiles que le capital qui les finance et que le travail qui les produit, sont fabriquées pour disparaître aussi tôt. L’argent vole à la vitesse de la lumière : hier il était là-bas, aujourd’hui il se trouve ici et demain, qui sait où, et pendant ce temps tous les travailleurs sont des chômeurs potentiels. Paradoxalement, les shopping centers, les royaumes de la fugacité, offrent la plus réussie des illusions de sécurité. Ils résistent au temps, sans âge et sans racines, sans jour, ni nuit, ni mémoire, et ils existent hors du temps, au-delà des turbulences de la dangereuse réalité du monde.
Les maîtres du monde utilisent le monde comme s’il était jetable : une marchandise à vie éphémère qui s’épuise comme le font, à peine elles sont nées, les images lancées par la mitrailleuse de la télé, les modes et les idoles lancés sans trêve sur le marché par la publicité. Mais, où ailleurs pouvons-nous déménager ? Tout le monde est-il obligé de croire que, ayant décidé de la privatisation de l’univers lorsqu’il était de mauvaise humeur, Dieu a vendu la planète à quelques entreprises ? La société de la consommation est un attrape-nigauds. Ceux qui tiennent les rênes font semblant de l’ignorer, mais tous ceux qui ont des yeux peuvent voir que la plupart des gens consomment peu, très peu ou rien, afin de garantir l’existence du peu de nature qui nous reste encore. L’injustice sociale n’est pas une erreur à corriger, ni un défaut à surmonter : il s’agit d’un besoin essentiel. Nulle nature n’est en mesure de nourrir un shopping center de la taille de la planète.
Né à Montevideo, en Uruguay, en 1940, Eduardo Galeano a été rédacteur en chef de l’hebdomadaire Marcha et directeur du quotidien Época En 1973, lors du coup d’État militaire, il s’est exilé en Argentine où il a fondé et dirigé la revue Crisis, puis en Espagne, suite à un nouveau coup d’État. Il est retourné vivre en Uruguay en 1985. Journaliste prolifique, il est l’auteur de nombreux livres dont huit ont été publiés en français (incluant Les veines ouvertes de l’Amérique latine).
Article original en espagnol, El Emperio del Consumo, EcoPortal, mars 2007.
Traduit de l’espagnol par Paz Gómez Moreno et révisé par Fausto Giudice, membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non commercial ; elle est libre de reproduction, à condition d’en respecter l’intégrité et d’en mentionner sources et auteurs.
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