Privatisation de la Poste : pour qui ? pour quoi ?

 Nous vous livrons ici un article paru dans le journal français Libération du jeudi 4 septembre 2008

Cet été, sur une route perdue des Alpes où le réseau du portable n’accrochait guère, je suis entré dans une salutaire cabine téléphonique. Le tarif y est vingt fois plus élevé qu’avant la déréglementation des télécommunications (3 euros pour un appel local, contre un franc il y a dix ans), mais j’étais, somme toute, satisfait de bénéficier d’un tel service d’urgence.

Sans me plaindre, j’ai donc introduit ma carte de crédit pour informer l’hôtel, où je me rendais, d’un retard imprévu. N’ayant pas le numéro sur moi, j’allais machinalement composer le «12», quand je me suis rappelé que le 12 avait disparu, remplacé par une flopée de nouveaux services dont je n’avais pas mémorisé les numéros, tant leur publicité tapageuse avait introduit de confusion dans mon esprit.

Un de ces numéros figuraient probablement sur le panneau à l’intérieur de la cabine. Mais non, aucun n’était inscrit, respect de la concurrence oblige. Embarrassé, j’ai fini par composer le 12, à la recherche d’un indice. Une voix préenregistrée m’a aussitôt rappelé que le 12 était remplacé par des numéros à six chiffres, «commençant par 118» - mais sans m’en dire d’avantage, toujours par respect de la concurrence libre et non faussée.

Pour le reste, elle m’invitait à consulter un site Internet, chose fort simple pour le voyageur égaré sur une petite route de montagne. Désemparé, j’ai fini par sortir piteusement dans ce village presque désert pour interroger les habitants qui n’en savaient guère plus que moi. Dix minutes plus tard, à mon grand soulagement, un homme mieux renseigné que les autres m’a toutefois délivré un numéro de renseignements. Retour dans la cabine. Introduction de la carte de crédit. Appel facturé 1,35 euro, plus onze centimes la minute, soit dix francs au minimum (il me semble bien que les renseignements étaient gratuits, avant, dans les cabines). Quelques sonneries plus tard, j’ai posé ma question à une aimable jeune fille au fort accent qui, probablement, travaillait en Afrique du Nord, sans protection sociale, pour un salaire très inférieur à celui d’une ex-fonctionnaire française désormais au RMI - ce qu’un ami furieusement libéral me vantait l’autre jour comme le nécessaire «nivellement par le bas».

Je me suis alors rappelé, dans un souvenir radieux, ces discours des politiciens et des économistes nous assurant, il n’y a pas si longtemps (à propos du téléphone comme du reste), que privatisation et libre concurrence ouvriraient des jours heureux dont chacun bénéficierait : le travailleur, l’entreprise et surtout le consommateur qui paierait toujours moins cher et bénéficierait d’un service toujours plus efficace.

Pourquoi donc, aujourd’hui, tout me paraissait-il nettement plus compliqué et beaucoup plus cher ? Les partisans du système ne manqueront pas de faire amende honorable, en m’assurant que les renseignements téléphoniques constituent l’un des rares exemples où le système de libre concurrence n’a pas bien fonctionné. Mais, tout de suite après, ils me promettront un avenir radieux pour la Poste prochainement privatisée, en utilisant les mêmes arguments fallacieux. Après m’avoir rappelé la désinvolture des postiers (parfois exaspérante au guichet), ils vanteront les vertus de la concurrence pour tout améliorer. Il me promettront l’efficacité, la baisse des coûts, et affirmeront, une fois encore, que j’ai tout à gagner dans la liquidation des services de l’Etat. Il me semblait pourtant que ceux-ci me permettaient (pour le courrier, le téléphone, l’électricité, l’eau, le gaz) de me regarder comme un usager bénéficiant de droits, et non comme un client plus ou moins satisfait.

Tout en écoutant d’une oreille attentive, je songerai qu’au bout du compte, je préférais le personnel efficace et gratuit du téléphone public aux standards inaccessibles et aux forfaits incompréhensibles de France Telecom privatisé. Oserais-je donc affirmer que la «concurrence libre et non faussée», si ardemment encouragée par Bruxelles, n’améliore pas toujours notre existence, et la complique en regard des grands services publics ?

La machine idéologique infatigable voudrait nous persuader que tout marchait «moins bien», sous le contrôle de l’Etat. L’idée que l’Etat était un mauvais gestionnaire est une imposture, pour quiconque se rappelle la prospérité de l’ancienne social-démocratie française ou allemande, en regard de la grande déprime actuelle. Pourtant, l’unique obsession des pouvoirs publics reste de tout abandonner dans la jungle mondialisée. Il y a donc fort à parier que le service postal privatisé, après s’être engagé sur quelques missions de service public, ne tardera pas à revoir ses services à la baisse et ses tarifs à la hausse, sous prétexte que la conjoncture l’y oblige.

Ce système-là, qui ne vise pas à équilibrer gains et pertes, mais qui veut rentabiliser la moindre opération, ne permettra pas longtemps au facteur de desservir une maison perdue, quand chacun pourrait utiliser sa voiture pour retirer son courrier au guichet le plus proche (qui, de regroupement en regroupement, sera de plus en plus éloigné). Les principaux bénéficiaires de cette évolution sont quelques hauts fonctionnaires en charge des services publics qui argumentent sans relâche pour la privatisation et en façonnent les contours, avant d’en recueillir le fruit juteux sous forme de salaires et de participations scandaleuses. Après avoir préparé les «nécessaires réformes», ils quittent le giron du service public pour se désigner patrons des nouvelles entreprises privées (regardez le nombre d’anciens énarques parmi les patrons du CAC 40).

Avec ses défauts, le grand service public répond du moins à l’intérêt collectif. Voilà pourquoi - moi qui déteste tant les manifestations - j’irai volontiers manifester contre la privatisation de la Poste ; à condition que mon facteur perde cette nouvelle habitude de glisser les avis de recommandés dans la boîte aux lettres, au lieu de monter à mon appartement pour me les remettre, comme il faisait jusqu’alors !

Benoît Duteurtre écrivain.

Dernier ouvrage paru : les Pieds dans l’eau, Gallimard.

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