En ouvrant son ordinateur, ce lundi 31 mars 2008, Bernard Decrauzat découvre un message qui ne manque pas de sel. Le courriel adressé à celui qui est alors, pour quelques semaines encore, le directeur général du CHUV, l’un des deux plus importants hôpitaux publics romands, porte la signature de Silvia Cattori. Cette journaliste indépendante lausannoise se trouvait en 2002 en Israël, au moment où l’Etat hébreu lançait son action militaire en Cisjordanie. Depuis, elle n’a de cesse de témoigner sur son site (www.silviacattori.net) de la situation dans les territoires occupés.
Voici ce qu’elle écrit: «Pour des raisons de santé, j’ai fréquenté ces derniers jours les couloirs et salles d’attente du CHUV. J’y ai admiré la gentillesse du personnel, la propreté et l’ordre, un cadre de soins rassurant. Mais ces paisibles sentiments ont cédé la place au trouble quand j’ai aperçu plusieurs fontaines d’eau Eden près de l’endroit où je me trouvais. Or cette marque au nom paradisiaque est contrôlée par Eden Springs Ltd, un groupe basé en Israël qui exploite les sources d’eau du Golan.»
La journaliste insiste
Créé en 1980 par son actuel propriétaire, l’homme d’affaires et lobbyiste israélien Roni Naftali, le groupe Eden Springs est le leader suisse dans la distribution d’eau en bonbonnes de cinq gallons (19 litres). Il a son siège européen à Préverenges, dans le canton de Vaud. Aux dires de son directeur en Suisse, Jean-Marc Bolinger, un autre actionnaire important est un «gros fonds d’investissement américain».
Silvia Cattori est consciente que l’eau distribuée au CHUV par Eden ne vient pas du Golan, une région syrienne conquise et annexée par Israël, mais du Valais, de Dorénaz plus précisément, où la société exploite une source et une usine d’embouteillage. Mais elle n’en déplore pas moins que les fontaines du CHUV arborent un logo que certaines ONG associent à la pénurie d’eau dont souffre la Palestine.
Sur son site officiel www.israelvalley.com, la Chambre de commerce France-Israël relève elle-même que «les ressources en eau forment un argument de poids pour les partisans du maintien de la présence israélienne sur le Golan. En effet, 50% des eaux qui alimentent le lac de Tibériade trouvent leurs sources sur les hauteurs du Golan et au Liban». Comme Silvia Cattori, des patients, des visiteurs sensibles à la cause palestinienne, pourraient se sentir heurtés chaque fois qu’ils se rendent au CHUV. Et la journaliste de demander que l’établissement hospitalier retire l’eau Eden de ses services.
L’investigation démarre
Bernard Decrauzat lit le message avec attention avant de répondre que, sans entrer dans le débat du «douloureux conflit» Palestine-Israël, il ne considérait pas le produit actuellement en service comme pérenne. «En effet, notre établissement a pour objectif de substituer les bonbonnes Eden par un système de connexion à l’eau courante. Le concept est à l’étude. Je demande à nos services concernés de faire diligence.» Il ajoute que l’investigation a été confiée à Oliver Peters, directeur administratif et financier.
Le 1er août dernier, Silvia Cattori reprend la plume. Bernard Decrauzat ayant pris sa retraite, elle s’adresse cette fois au nouveau patron du CHUV, Pierre-François Leyvraz. Et lui fait remarquer que l’eau Eden offerte aux patients des hôpitaux «constitue un fort argument promotionnel pour l’entreprise qui entend axer sa publicité sur «un style de vie actif et équilibré». Le CHUV et les pharmaciens font ainsi, sans le savoir, une énorme promotion à Eden Springs, une société que l’organisation pacifiste israélienne Gush Shalom appelle à boycotter. Pourquoi ne pas approvisionner le CHUV avec l’eau du robinet qui est, chez nous, d’excellente qualité?»
Tests au 4e étage
Pierre-François Leyvraz donne la même réponse que Bernard Decrauzat: le dossier est dans les mains d’Oliver Peters qui «a débuté une réflexion sur le sujet». De fait, M. Peters nous confirme que des tests avec de l’eau du robinet sont effectués au quatrième étage du CHUV. Des bonbonnes à eau Eden sont localisées à 83 endroits au CHUV. Le contrat avec Eden Springs court depuis septembre 2000 et porte sur un montant annuel de 120 000 francs. Auparavant, le CHUV était approvisionné par la société neuchâteloise Acqua Diffusion, rachetée par Eden en juillet 2000.
«Les problèmes sont surtout techniques car l’utilisation de l’eau du robinet est plus compliquée que celle des bonbonnes. L’installation et la mise en place impliquent des coûts importants», ajoute Oliver Peters. Ce dernier établit-il une relation de cause à effet avec la situation au Proche-Orient? M. Peters ne répond pas mais il promet que le CHUV prendra une décision sur l’installation de fontaines raccordées au réseau avant la fin de l’année.
Fribourg et Genève vont au robinet
Eden Springs exploite-t-elle l’eau du Golan au détriment des territoires palestiniens? Directeur de l’antenne suisse du distributeur d’eau en bonbonnes, Jean-Marc Bolinger refuse tout amalgame. «En tant que dirigeant d’une société suisse, je ne prends pas position à ce sujet.» Il admet que le CHUV est un gros client. Sans donner de chiffres, il tient toutefois à redimensionner l’importance des hôpitaux sur le marché convoité par Eden.
Nous avons contacté deux établissements hospitaliers romands pour connaître leur politique en matière d’eau potable. Chef des services techniques de l’Hôpital cantonal de Fribourg, Bernard Volery se souvient: «Nous avons eu des bonbonnes Eden, au départ. Puis nous avons réalisé qu’il existait des fontaines pouvant être raccordées au réseau d’eau fourni par la ville. Une étude comparative des coûts a révélé que l’économie était importante.»
Directeur d’exploitation des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), Dominique Peyraud privilégie lui aussi la consommation d’eau du robinet - «un phénomène dans l’air du temps» - tout en s’appuyant sur les directives de Berne. «Nous avons renoncé aux bonbonnes pour des questions de développement bactériel.»
Article paru dans “La Liberté” du 11 septembre 2008
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