Le postier mis en boîte

Jean-Marie Gerber

Comment La Poste flexibilise le postier et divise le personnel

Dans divers articles [cf. www.labreche.ch], nous avons décrit et analysé les évolutions du «géant jaune»: La Poste. Actuellement, les médias mettent l’accent sur la fermeture de nombreux bureaux de poste. Cette décapitation est présentée par le nouveau président (au moment de l’interview, note d’Acidus) du conseil d’administration de La Poste, Claude Béglé, comme une mesure qui permettrait à La Poste de mieux «remplir sa mission de service public» tout en restant compétitive. La conception du service public de Claude Béglé est assez particulière: «La Poste doit rester flexible et s’adapter aux besoins du marché» (Tribune de Genève, 29 avril 2009). Moins médiatiques sont les conditions de travail des postiers. Pour mieux les connaître, nous nous sommes entretenus avec un postier d’expérience.

Quelles sont les modifications de ton travail provoquées par les restructurations en cours ?

Depuis quelques années, la direction entreprend une transformation de fond en comble de notre métier. Ce que l’on voit, c’et principalement deux choses. Il y a, d’une part, de plus en plus de personnel employé à temps partiel, avec des statuts et des taux d’emploi très différents et, d’autre part, la volonté de faire «coller» le plus possible le temps de travail et le trafic du courrier.

Un exemple. Depuis l’entrée en fonction des nouveaux centres de tri, l’estimation du volume du courrier pour chaque journée est «communiquée», via un système informatique, à chaque teamleader. Sur cette base, il doit «engager» du personnel qui correspond à ce qui est annoncé. Ainsi, un jour il peut dire à un postier à temps partiel: «Demain, tu n’as pas besoin de venir». Et un autre jour: «Aujourd’hui, tu devras rester plus longtemps». A quelqu’un qui travaille à 100 % il lancera: «Tu as beaucoup d’heures supplémentaires, tu partiras à midi demain».

Ce n’est pas tout. Les heures réelles effectuées et celles «annoncées» par informatique sont ensuite comparées. Si les heures réelles dépassent de 3 % celles qui ont été planifiées, le teamleader doit expliquer les raisons de ce dépassement. Imaginez le résultat: quelle que soit la volonté de nos teamleaders, ils devront s’efforcer le plus possible de faire correspondre «temps planifié» et «temps réel», en nous mettant sous une pression permanente. De plus, les normes et calculs à l’origine de ces planifications ne sont pas connus et n’ont jamais été discutés.

Quelles sont les conséquences de ces transformations sur les équipes ?

La direction s’est engagée dans la «construction» d’un personnel flexible et polyvalent. C’est très avantageux pour «l’entreprise»: les fluctuations du courrier sont reportées sur nous, les facteurs.

Nous «appartenons» à trois cercles. Nous sommes tous membres d’un team qui doit effectuer entre dix et quinze tournées. Au centre, il y a un noyau constitué des teamleaders et de leurs suppléants. Ils ont une tournée, mais ils sont de plus en plus absorbés par toutes les tâches de «gestion du personnel». Le second cercle est formé par les postiers employés à temps plein. Le troisième réunit des postiers employés à temps partiel.

Quelque chose de tout à fait nouveau est apparu: nous ne rencontrons que quelques minutes le matin, avant qu’ils partent en tournée, ceux de nos collègues qui sont employés à temps partiel. Nous ne pouvons plus vraiment échanger des informations, nous concerter. C’est pourtant ce qui fabrique des liens dans une équipe de travail. Cette situation est frustrante pour tous. Il existe une sorte de catégorie de collègues de «seconde zone». Il faut bien le dire, c’est souvent comme cela que nous les considérons !

L’encadrement se consacre désormais à la «conduite» des teams, des équipes. Les «responsables de conduite» nous disent: «Voici le cadre, on vous donne des moyens: avec cela, vous vous organisez comme vous voulez pour remplir vos tâches».

C’est un cercle infernal. C’est comme si on nous disait: voici quelques outils, un peu de sable et des pierres; bâtissez-nous un château, peu importe comment ! Le résultat de cette pseudo-autonomie est de nous placer dans des situations où les «solutions» à différents problèmes - qui se posent au jour le jour - semblent devoir venir de nous: horaires, répartition des tâches en cas d’absence, planification des vacances, réorganisation des tournées.

C’est bien entendu une illusion. En réalité, nous n’avons aucune possibilité de modifier ou d’améliorer ce «cadre» et les moyens qui le conditionnent. Ni même de le discuter. L’objectif final est le suivant: que nous intégrions et faisions nôtres les «contraintes de l’entreprise», presque volontairement. Donc, que nous raisonnions comme une entreprise.

Quels autres changements vis-tu et vois-tu ?

Depuis quelque temps, des «cercles» ont été introduits: le cercle «qualité» et le cercle «sécurité au travail». Ce dernier doit traiter des questions de santé. Chaque team doit désigner un «délégué» pour chaque cercle. Ce dispositif a pour but de créer une autre illusion de participation. Des idées et des propositions sont sollicitées en permanence. Toutefois, nous n’avons aucune emprise sur le déroulement concret de notre travail: «Venez avec de la peinture et des pinceaux; repeignez le calque de la maison. Mais surtout pas la maison !»

Par exemple, le délégué sécurité doit faire des «audits sécurité». Sans en parler à personne, il doit vérifier que chacun travaille selon les normes de sécurité. Il doit consigner sur un formulaire ad hoc les «comportements à risques». En clair, il s’agit d’une surveillance que le délégué doit effectuer sur ses collègues. La plupart ne le font pas, bien entendu. Toutefois, le responsable sécurité, un cadre, doit s’assurer que les audits soient faits.

Dans le domaine de la santé, différentes «mesures» ont été introduites. Par exemple, les «taux de morbidité» et le nombre des accidents sont affichés. La direction fixe un quota annuel d’accidents et un «taux de morbidité» qui ne doivent pas être dépassés. Sur le tableau d’affichage, on peut lire des remarques de ce type: «Mauvais début d’année, le nombre d’accidents est trop élevé, on dépasse déjà 1/4 du quota.» On peut aussi y lire le descriptif du dernier accident survenu. Même si le nom de l’«accidenté» n’est pas mentionné, on ne peut pas dire que cela soit très discret… Ce n’est pas le but de l’opération ! Fleurissent sur notre lieu de travail divers slogans: «Attention lorsque vous faites du ski»; «Les feuilles, l’automne, c’est beau, mais c’est glissant». Autrement dit, la santé est vue sous l’angle du «coût» pour l’entreprise.

À partir de cette année, lors de l’entretien annuel d’évaluation, une «procédure d’évaluation santé» est introduite. Il s’agit d’un questionnaire auquel nous devons répondre: «Pensez-vous être en bonne santé ?»; «Avez-vous des problèmes de dos ?», etc. Suivant les réponses données, on est encouragé à suivre une deuxième étape: «Recevoir de l’aide et des conseils». Tout cela est présenté sous le signe du «bon sens»: la prise en compte des ennuis de santé des «collaborateurs», qui affectent la productivité et la cohésion des teams, doit permettre à la direction de proposer à la personne concernée un poste de travail différent. Une opération gagnant-gagnant, selon la formule officielle.

En réalité, c’est l’introduction du principe de «détection précoce» propre à la 5e révision de l’AI. C’est un instrument de pression, même si nous ne sommes pas formellement obligés de participer à cette procédure. Il va sans dire que la défense de notre santé au travail passerait par la possibilité réelle de modifier nos conditions de travail et par un droit de veto, d’une manière ou d’une autre, sur ce qui est considéré par tous les collègues comme inacceptable, pas «logique».

Tu as parlé des cercles de qualité, qu’en est-il ?

Le délégué «qualité», lui, est chargé de remplir de multiples formulaires qualité et d’effectuer divers contrôles, tout en étant sollicité en permanence pour formuler des propositions visant à améliorer ladite qualité.

Inutile de dire que ces dispositifs sont assez éloignés de nos préoccupations et problèmes quotidiens et sont peu compatibles avec les objectifs affichés: sécurité, santé, qualité. Des situations complètement absurdes deviennent notre pain quotidien. Par exemple, on fixe un «taux d’erreur par collaborateur par mois» de 0,53. Chaque erreur est comptée. À la fin du mois, les résultats, sous forme de graphiques, sont diffusés à tous les teams. Le team 1 est meilleur que le 4, etc. C’est une sorte d’émulation interne. Que se passe-t-il avec ce système ? Pour chaque réclamation, on «finasse» pour faire en sorte que l’erreur ne soit pas comptée: «C’était quand ? C’est peut-être le facteur colis ?» On évite ce qui apparaît comme un piège. Ainsi, pour maintenir un «taux qualité correct», on est incité, de fait, à ne pas faire… de la qualité !

La méthode des «taux et des objectifs» touche tous les secteurs. Ainsi, chaque région de distribution courrier (RDC) doit définir une charte d’objectifs pour l’année en cours. Les enveloppes budgétaires dévolues à chaque RDC en dépendent en partie. Parmi les objectifs qui figurent dans cette charte, on retrouve les taux de morbidité et d’accidents, ainsi que ceux concernant la qualité. S’y ajoutent la «satisfaction» du personnel et de la clientèle, le respect du budget et bien d’autres choses encore.
En outre, chaque RDC est mise en compétition avec une autre. Un classement des RDC est effectué. Par exemple, notre direction régionale déclare: «Pour l’année prochaine, il faut que nous soyons au moins sixièmes au classement général; pour cela, il faut absolument améliorer la qualité et baisser le taux d’absentéisme».

Cela finit par avoir un impact sur notre comportement. Ainsi, là où je travaille, souvent pour plaisanter, on se moque de celui qui a fait une erreur ou du groupe voisin du nôtre qui est «plus mauvais». Il y a là un germe de division, de non-solidarité.

Toute cette mécanique aboutit à ceci: plus de participation à des séances, plus de réunions régulières de groupes, de cercles, plus de formulaires et de questionnaires à remplir, etc. Comme certains cadres dépendent désormais de ces dispositifs, ils multiplient les trouvailles afin d’améliorer leurs scores respectifs… et justifier l’existence de leurs activités !

Le résultat: nous devenons flexibles et polyvalents et nous sommes surveillés. évalués, contrôlés. En outre, nous nous surveillons les uns les autres, tout en étant «fiables, aimables, uniques»…

Constates-tu déjà des conséquences de la crise économique ?

On en aperçoit déjà certains effets: une diminutions de courrier assez importante pour ce début d’année, comparée à l’année précédente (entre 3 et 6 % selon les mois, nous dit-on). La direction va pouvoir utiliser cette situation pour accélérer les restructurations en invoquant la «préservation des emplois» et la «menace de la concurrence». Elle répète que «nous allons vivre des temps difficiles»…

La «souplesse» de la structure mise en place ces dernières années doit permettre d’absorber «en temps réel» les fluctuations du «volume de travail». Si la diminution du courrier consécutive à la crise (mais pas seulement) se révèle plus durable, la direction peut recourir à un moyen simple: ne pas renouveler certains contrats de collègues employés à temps partiel. Elle pourra toujours prétendre qu’il n’y a pas de licenciements ! Sans compter qu’elle n’aura pas à verser des indemnités: il suffit juste d’attendre un peu.

Un éventail de statuts différents, de taux d’emplois et de salaires s’installe peu à peu. Il y a des taux d’emploi variables, entre 35 et 60 %; des personnes payées à l’heure; d’autres dont les jours de maladie ne sont pas payés, etc. Cette politique de précarisation, qui concerne aujourd’hui surtout les collègues à temps partiel, va toucher de plus en plus tout le personnel.

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