France Télécom: une gestion suicidaire

International FRANCE - L’opérateur a vu vingt-quatre de ses employés se donner la mort en dix-huit mois. Sa gestion est sur le banc des accusés: les explications du sociologue Vincent de Gaulejac.
La polémique fait rage chez nos voisins. Quelle responsabilité la direction de France Télécom porte-t-elle dans la vague de suicides qui a touché l’entreprise durant les dix-huit derniers mois – vingt-quatre, dont le dernier lundi en Haute-Savoie? Alors que l’opposition de gauche appelle à la démission du président-directeur général Didier Lombard, Christine Lagarde, ministre de l’Economie lui renouvelait hier, «sa pleine et entière confiance».

«On met les employés dans des situations paradoxales qui les rendent fous»

En tous les cas, les méthodes de gestion de France Télécom sont mises en cause. Dès 2002, une restructuration drastique y a pris place, après que l’éclatement de la bulle internet a lourdement endetté l’ex-entreprise publique. Vingt mille départs ont été enregistrés entre 2003 et 2006; vingt mille de plus étaient prévus à partir de 2007. Une thérapie de choc, réalisée notamment par des changements de poste quasi obligatoires.
Les syndicats ont recensé ces derniers et créé un Observatoire du stress et de la mobilité forcée. Il a calculé que, depuis 2002, un salarié du groupe a, en moyenne, changé de poste tous les vingt-sept mois. Cette collecte de données a aussi permis de lier les suicides, mettant en lumière la tragique série.
La médiatisation de celle-ci a suscité un regain d’intérêt pour la souffrance au travail, un thème étroitement lié aux méthodes de management, comme l’explique Vincent de Gaulejac, psychosociologue et directeur du Laboratoire de changement social à Paris Diderot (Paris 7)[1].

Vingt-quatre suicides en dix-huit mois. Quelles conséquences à ce sinistre «record»?
Vincent de Gaulejac: Il est maintenant impossible pour France Télécom d’invoquer le seul problème personnel des victimes; en cela ce chiffre est important. Gouvernement et directions des ressources humaines réagissent habituellement en invoquant «un problème psychologique qui requiert des mesures psychologiques», mais ne remettent pas en cause les méthodes de management.

Ce procès de la gestion brutale à France Télécom est donc une surprise?
Non. Nous travaillons sur le sujet depuis plus de trente ans et nous assistons à une montée inéluctable de la pression au travail. On verra d’ailleurs obligatoirement d’autres cas de ce type. Le suicide, l’épuisement au travail (le burn-out) ou la dépression sont des symptômes des politiques de transformation des organisations. Je les appelle «gestion paradoxante»: on met les employés dans des situations paradoxales qui les rendent fous.

Que voulez-vous dire?
On fixe à l’employé des objectifs sans lui fournir les moyens de les atteindre; on le met en porte-à-faux avec son éthique. On favorise ainsi un sentiment de perte de sens, auquel contribuent aussi la gestion par objectifs, l’évaluation personnelle telle qu’on la pratique, et les politiques de mobilité. France Télécom a, par exemple, brièvement appelé son programme de changements de poste «time to move»: un «temps de bouger» érigé en norme, sans aucune justification, que ce soit de sa nécessité pour l’entreprise ou de son bénéfice pour l’employé. Une telle exigence ne fait pas sens.

Comment a-t-on adopté ces méthodes à France Télécom?
Ce modèle de gestion vient des multinationales comme Xerox, Hewlett-Packard ou Carrefour. Sous prétexte de modernisation, on l’importe dans les entreprises publiques – en Suisse aussi. Des entreprises publiques, il passe aux institutions et devient le modèle de l’Etat. Partant, il est présent dans tous les secteurs de la vie sociale et publique.
L’entreprise le justifie par l’image de la «guerre économique». Elle est en conflit avec ses concurrents, ce qui justifie tous les sacrifices de la part de ses employés. On aboutit à une alternative morbide entre la «vie» de l’entreprise et celle de l’individu.

Des procédés plus durement vécus dans une ex-régie publique?
Sans doute. Les agents publics cultivaient la solidarité entre eux et un sentiment de servir un usager ou un bénéficiaire, pas un client. Ils avaient aussi souvent choisi le service public par proximité avec leur système de valeurs. Le sentiment de perte de sens est donc exacerbé dans leur cas.

Quelle signification donner au geste des salariés de France Télécom?
Le suicide dit trop, ou ne dit rien. Quand le président de France Télécom gaffe et parle de «mode», il a quand même une intuition: que pour la victime – inconsciemment – cet acte de non-sens prend sens quand il s’insère dans une série, et donc dans un mouvement collectif. Le passage à l’acte est ce qui subsiste quand il n’y a plus d’espace d’élaboration du conflit.

Que faire contre cette «gestion malade»?
Il faut se rendre compte que les paradigmes à partir desquels les managers pensent l’entreprise les empêchent de saisir ce qui s’y passe. Dans leur vision, l’humain est une ressource à gérer pour développer l’entreprise, la où, en fait, l’entreprise peut développer l’humain et la société. Il faut sortir de cette idéologie et construire l’entreprise avec les salariés. La solution est simple: traiter l’individu comme un sujet capable de réflexivité et de créativité, pas comme un objet. I

Note : [1]Il est l’auteur de La société malade de la gestion (2005) et, avec Nicole Aubert, du Coût de l’excellence (1991), tous deux publiés au Seuil.

Paru le Jeudi 01 Octobre 2009
Propos recueillis par Benoît Perrier -Le Courrier

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