Après la guerre de l’eau

En Amérique latine, des organisations de citoyens ont réussi à stopper la libéralisation et la privatisation du marché de l’eau en manifestant. Les conflits de l’approvisionnement en eau ont aiguisé les consciences, sans que les problèmes soient résolus pour autant. Il faut trouver des solutions pour une gestion durable des services des eaux.

Par Richard Bauer, journaliste qui porte un intérêt particulier aux problèmes du développement
Dans Partenaires, publication d’Helvetas

«Je suis convaincu que l’eau potable – l’eau en général – ne doit pas être un marché privé mais un service public», dit Evo Morales, premier président bolivien d’origine amérindienne. C’est ainsi que ce politicien populiste contesté explique la résiliation des contrats avec les sociétés privées d’approvisionnement en eau de La Paz et sa ville satellite El Alto. Il sait qu’il a derrière lui l’écrasante majorité des Boliviens. Les citoyen-ne-s multiplient les manifestations, les grèves et les barrages de rues pour protester contre la mauvaise distribution de l’eau et son prix élevé lié au dollar.

La privatisation dans l’impasse

En Bolivie, le service public de distribution des eaux, mal géré et miné par la corruption, était en faillite. Si bien qu’à la fin des années 1990, le gouvernement néolibéral a décidé de le privatiser conformément aux lignes directrices de la Banque mondiale. Cette tentative s’est heurtée à la résistance toujours plus forte et de mieux en mieux organisée du mouvement citoyen de défense des droits. En 2000 et 2005, les deux principales concessions pour l’alimentation en eau du pays, celle de la ville provinciale de Cochabamba et celle de La Paz, ont été retirées aux deux sociétés internationales qui les détenaient: la Bechtel et la Suez Lyonnaise des Eaux ont dû quitter le pays.
Les Boliviens ont parlé d’une guerre de l’eau, «la guerra del agua». Mais loin de se limiter à des affrontements dans les villes du pays, le conflit sur la privatisation à Cochabamba a déclenché une vague de sympathie internationale.
Des organisations de développement et des adversaires de la mondialisation ont saisi l’occasion pour clouer au pilori les excès du capitalisme et de la libéralisation des marchés. Tous ont montré combien il est difficile de faire coïncider les intérêts des groupes internationaux avides de profits à court terme et ceux des pays pauvres. Les conflits ne peuvent que surgir si l’autofinancement de l’approvisionnement en eau est exigé du jour au lendemain. Devoir payer quelques dollars de plus par mois pour l’eau potable pèse lourd sur le budget d’une famille bolivienne.

L’échec de la libéralisation et de la privatisation du marché de l’eau a conduit à une impasse. Les conflits ont exacerbé la sensibilité des citoyens latino-américains mais n’ont pas apporté de solutions à la gestion de l’accès à l’eau et à l’approvisionnement durable des communes et des villes.

Un cadeau de la nature ?

En Amérique latine, au-delà des réalités économiques, des projets bien conçus pour l’alimentation en eau ou l’irrigation des terres agricoles privées peuvent échouer quand ils se heurtent à des représentations culturelles. C’est ce qui se passe avec les populations indigènes, les Mayas au Guatemala ou les Aymaras en Bolivie, qui croient profondément que l’eau est un cadeau de la nature et non une marchandise ordinaire. Cette conception est partagée par Rufino Zapeta, un Maya du haut-plateau de Totonicapán. Il est membre du comité qui a organisé la résistance des indigènes ayant fait chavirer le projet d’une loi nationale sur l’eau.

Les manifestations ont atteint leur paroxysme quand, le 9 septembre 2005, quelque 50 000 paysans et villageois venus de 48 districts se sont rassemblés près de Cuatro Caminos, le carrefour le plus important sur la route de Mexico, et ont bloqué le trafic. «Nous nous sommes sentis floués par le Parlement», déclare Rufino Zapeta. Une procédure de consultation à laquelle les communautés indigènes autogérées ont pris part n’a pas apaisé le conflit. A ce jour, le projet de loi est resté lettre morte.

«Les politiciens de la capitale voulaient nous enlever notre droit ancestral de gérer notre eau», s’indigne Rufino Zapeta. Deux des mesures préconisées ont principalement provoqué la colère des indigènes: l’une était l’établissement d’un cadastre de toutes les sources et la seconde le transfert à l’Etat du droit d’octroyer des concessions et de réglementer le prix de l’eau pour éviter la consommation excessive d’un bien qui se raréfie. Du point de vue des autorités, ces mesures de protection de l’environnement semblaient sensées, mais elles ont suscité la peur chez des populations indigènes asservies par les Espagnols pendant la colonisation et continuellement spoliées par la suite.

«Nous avons vu dans cette loi un premier pas vers la nationalisation de l’eau et nous devions craindre que, dans un second temps, des concessions sur nos sources soient octroyées à des propriétaires terriens et à des entreprises», explique Rufino Zapeta.

Des parlementaires progressistes, ouverts à l’écologie, se sont montrés surpris par une telle résistance des Mayas au projet de loi. Ils ont tenté en vain de faire comprendre aux opposants que les droits des indigènes sur l’eau ne seraient pas affectés, que l’eau resterait un bien communal garanti par la Constitution. Mais certains présidents de communes ont argumenté avec succès le fait qu’ils étaient plus en mesure de protéger la forêt et les réserves d’eau que des politiciens et des fonctionnaires corruptibles, et que les forêts de Totonicapán, pour la plupart gérées par les communes mayas, étaient généralement mieux conservées que celles se trouvant dans d’autres régions du pays.

Le compteur d’eau, une pomme de discorde

L’augmentation du prix de l’essence, des denrées alimentaires ou de l’eau provoque presque fatalement la colère populaire et des troubles politiques. Les maires et les conseils municipaux rencontrent aussi des difficultés quand les réseaux d’eau sont défectueux et doivent être assainis, et que les usagers doivent passer à la caisse. Dans bien des endroits, on cherche aujourd’hui des solutions proches des citoyens, car la privatisation pure et simple des installations est exclue pour des raisons politiques, et l’administration est discréditée par la corruption et le peu d’efficacité du service public.

Dans des petits villages, des coopératives regroupant les usagers voient le jour afin de garantir à long terme l’entretien de l’alimentation en eau potable. Ces structures sont souvent soutenues par des organisations de développement. Dans les agglomérations plus importantes, des formes de partenariat entre les secteurs public et privé sont testées.

De telles démarches risquent d’échouer si elles ne sont pas soigneusement préparées. Manfredo Juárez, qui supervise le réseau d’eau pour un organisme public de développement, en a fait l’amère expérience. Dans le devis estimatif des coûts, il avait prévu de poser partout des compteurs d’eau et les avait achetés à l’avance. Dans la moitié des communes cependant, les protestations furent si vives qu’il a dû renoncer à les installer. «Un très gros et mauvais investissement», constate avec regret cet ingénieur en génie civil originaire de la région.

«Les gens s’imaginent que l’eau est un don de Dieu. Ils ne veulent pas savoir d’où viennent les tuyaux», dit Jeromino Navarro, maire de la commune guatémaltèque d’Ixchiguan, dans la- quelle Helvetas soutient l’amélioration du réseau de distribution d’eau potable. Depuis des années, le maire mène un travail de sensibilisation pour convaincre la population. Dans maintes réunions, il a expliqué de façon détallée les coûts d’un réseau d’eau public et montré que le montant payé par les usagers demeure modeste. Pour Jerónimo Navarro, il est clair que les subventions doivent diminuer. Il qualifie de petite révolution l’introduction de compteurs d’eau individuels, que les usagers ont fini par accepter après y avoir opposé de la résistance. Il considère depuis toujours que des citoyens bien informés sont plus facilement prêts à contribuer financièrement pour pouvoir avoir de l’eau potable.

Le droit à l’eau

par Riccardo Petrella, politologue et défenseur des droits humains, est l’auteur notamment de l’ouvrage «Le manifeste de l’eau». Il est professeur d’écologie humaine à l’Université de la Suisse italienne et fondateur du Comité international pour le Contrat Mondial de l’Eau.

On peut remplacer le pétrole par l’énergie éolienne et la voiture par le train, mais aucune alternative n’existe à l’eau. Sans eau, pas de vie. La Terre serait une planète morte. L’accès à l’eau n’est pas une option, mais un droit. Non pas de la consommer, de la gaspiller ou de la polluer, mais d’y avoir accès. L’eau est un bien irremplaçable dont personne ne doit être dépourvu. Selon la théorie économique, un bien est privé lorsque sa propriété et son
usage sont soumis aux principes de rivalité et d’exclusion. Actuellement, 1,5 milliard de personnes sont privées d’accès à l’eau potable et 2,6 milliards aux sanitaires. Malgré cela, les puissances économiques dominantes (Chine et Inde incluses) ne cessent de promouvoir la marchandisation de l’«or bleu» et la privatisation des services hydriques. Selon ces pays, afin de garantir l’eau pour tous, il faut lui attribuer une valeur économique. Les multinationales de l’eau en tirent ainsi des profits considérables. Mais qu’en est-il des milliards d’individus qui n’ont accès ni à l’eau ni aux services sanitaires parce qu’ils sont pauvres, bien que vivant dans des zones riches en
eau ? Au lieu d’aspirer à «plus de rendement par goutte d’eau», nous devons tout mettre en œuvre pour utiliser l’eau de manière plus efficace et permettre ainsi «plus de vie par goutte d’eau».

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