La privatisation des facteurs

Un article de Jean-Marie Gerber sur les restructurations importantes prévues dans le secteur de la distribution des lettres de La Poste, paru dans La Brèche. Il nous a semblé intéressant, en tant que contribution au débat sur la privatisation de La Poste.

Dans le numéro 2/2009 de la Brèche, il avait, au travers d’un entretien, mis en relief les traits forts de la réorganisation du travail des postiers. Il poursuit cette réflexion, afin de faire ressortir les nouvelles modalités d’exploitation de la force de travail des postiers, telles qu’elles se profilent dans les projets qui sont testés depuis quelques mois. Comme dans l’ensemble des dites restructurations et modernisations, la réduction du volume de l’emploi, donc de la masse salariale, est un élément clé de la politique patronale. Il en découle de même un accroissement de la productivité, c’est-à-dire de la masse de travail effectuée par un facteur dans un temps donné. Le facteur 2010 n’aura plus une «seconde à perdre», même si le courrier sera distribué de manière qualitativement inférieure à il y a dix ans. Ainsi, au cours du mois de juillet, la direction de PostMail a annoncé la réduction de 5 % des emplois du secteur, ce qui va concerner quelque 800 personnes, au moins. Une fois de plus, la direction du syndicom va accompagner cette «optimisation de la performance». Le souci prioritaire de la social-démocratie et des cadres du syndicom est la transformation de PostFinance en une banque: ils espèrent y trouver quelques strapontins rémunérateurs.


Quelles sont les restructurations importantes prévues dans le secteur de la distribution des lettres ?

Dans les cinq prochaines années, notre métier de facteur va être complètement chamboulé. En effet, depuis plusieurs mois de nouvelles machines de tri sont testées à Gossau, dans le canton de Saint Gall. Cet appareillage permettra la «mécanisation» du tri des tournées, ce qui est appelé sequencing ou «séquençage» du courrier. C’est-à-dire que le temps que nous consacrons au tri de nos tournées, le matin et l’après-midi, va être remplacé par un tri mécanisé. Un peu moins de la moitié de notre journée de travail est dévolue actuellement à cette activité. Ces appareils sont donc censés trier le courrier dans l’ordre de nos tournées. De plus, des logiciels permettront de procéder sur le champ aux changements d’adresse: réexpédition des lettres, acheminement vers les cases postales, etc, autres activités qui font partie aujourd’hui de nos tâches. Cette réexpédition automatique fonctionne déjà. Toutefois, elle ne concerne qu’une fraction restreinte du courrier.

Afin que ces nouvelles machines de tri puissent fonctionner, il faudra encore introduire l’ensemble des données. Ainsi, début 2010, nous allons devoir recenser l’ensemble des noms qui figurent sur toutes les boîtes aux lettres. De telle sorte – d’après ce que l’on commence, au compte-gouttes, à nous expliquer – que le tri mécanique ne sera pas effectué seulement dans l’ordre de la tournée, mais correspondra à la disposition des boîtes aux lettres: de gauche à droite. En quelque sorte, nous allons devenir les assistants d’une banque de données informatisée qu’il faudra constamment mettre à jour. Ce programme se nomme Address management post (AMP). C’est une hyperindustrialisation de notre travail, avec un degré d’autonomie visant au zéro.

Quelles sont les conséquences de cette mécanisation ?

Plusieurs choses dans cette évolution nous inquiètent. Le temps «libéré» par la mécanisation va conduire à une déqualification massive de notre travail, donc à des diminutions de nos salaires, ainsi qu’à des licenciements. Nous ne «trierons» même plus réellement devant les boîtes aux lettres ! Nous arriverons au centre le matin, prendrons nos scooters avec des caisses de courrier disposées dans l’ordre de notre tournée et ferons notre distribution. Il nous restera à corriger les erreurs «commises par la machine», acheminer les lettres «déchets» que la machine ne traitera pas et distribuer les envois spéciaux (recommandés, actes de poursuite et mandats de paiement). Nous ne verrons pour ainsi jamais nos autres collègues !

Deux choses ne sont pas encore claires. La première concerne la distribution en trois temps, qui est testée dans certaines localités: d’abord les journaux, puis le courrier commercial et, enfin, le courrier des particuliers. Nous ne savons pas encore si ce projet sera généralisé. Dans tous les cas, il semble qu’une distribution matinale, c’est-à-dire avant 7 heures, des journaux est envisagée.
Comme nous allons devenir directement concurrentiels avec des messageries privées, il n’est pas du tout exclu que cette distribution matinale de journaux se généralise.

La seconde: qu’allons-nous faire du temps «libéré» par la mécanisation ? Il y aura des réductions d’emplois, cela est certain. Elle est préparée depuis plusieurs années par l’annualisation du temps de travail et par le remplacement progressif des départs à la retraite par des salarié·e·s à temps partiel (dont le taux d’emploi, variable, est fixé entre 35 et 60%). Cette nouvelle «structure» organisationnelle permet d’absorber les fluctuations du volume de travail par des baisses ou des augmentations des taux de travail. De plus, lorsque cela est nécessaire, par le non-renouvellement de contrats (licenciements larvés) ou par des licenciements secs.

La mécanisation et la concentration des données n’ouvrent-elles pas aussi des possibilités d’utiliser commercialement les nouvelles ressources ?

Tout d’abord, cette fraction de temps «libérée » va être utilisée par la direction à d’autres fins: nous allons devenir aussi des «vendeurs». Vente de produits postaux (ouverture de comptes par exemple) mais aussi d’autres produits, selon la demande d’autres entreprises. Nous distribuons déjà de la publicité spéciale. Les facteurs colis livrent les produits de la Migros à domicile avec l’offre Le Shop. Dans les guichets, des propositions d’achats diverses sont devenues monnaie courante, avec des objectifs chiffrés. Dans le secteur des lettres, une première tentative en ce sens a déjà eu lieu: la direction nous a proposé d’inciter nos «clients» à prendre contact avec des «conseillers» de PostFinance. Pour chaque contact suivit d’une ouverture de compte ou l’achat d’une prestation, 20 francs nous étaient versés. Pour l’instant, cette «invitation» n’a pas eu beaucoup de succès. Cinq ou six personnes y ont répondu sur quelque 170. Toutefois, l’un de nos responsables nous adéclaré: «vous devriez être beaucoup plus réceptifs à ce genre de demandes. Vous jouez vos emplois de demain. Les temps vont être difficiles, nous ne devons pas laisser passer ces occasions !»
Comme la mécanisation du tri semble encore un monstre plus ou moins lointain, nous ne nous glissons pas encore dans le moule du «vendeur». Lorsque ce projet deviendra «palpable», les «incitations» seront plus nombreuses et rencontreront plus de «succès». Pour l’année 2010, nos teamleaders doivent donner cinq noms de personnes à contacter par ces «conseillers PostFinance». Il y a donc tout lieu de penser que, demain, certaines de ces tâches seront considérées comme faisant partie de nos tâches. Cela dans un contexte marqué par la transformation de La Poste en société anonyme (voir ci-dessous).

Quelque chose me préoccupe. La direction envisage, bien que rien de précis n’ait encore été dévoilé, de collaborer avec les services du contrôle des habitants. En effet, l’actualisation permanente des adresses, mises dans les mains de ces services devient un instrument de contrôle «en temps réel» et «sans tricherie», de l’habitat de chacun et chacune. On peut imaginer ce qui peut en découler pour toute personne non déclarée – volontairement ou involontairement – au contrôle des habitants, institution qui n’a eu formellement son équivalent que sous les régimes de Staline-Brejnev et de Hitler ! On peut de même imaginer qu’outre la transmission des adresses, diverses précisions sur les «clients» soient réclamées, par exemple sous le couvert de raisons commerciales.

Enfin, AMP et la mécanisation du tri sont liés l’un à l’autre. Pour permettre une mécanisation du tri réellement efficace, qui limite au maximum les «déchets», cette base de donnée est indispensable. Toutefois, AMP ne sera pas lié uniquement à la mécanisation du tri, au «contrôle des habitants» ou aux activités commerciales mentionnées. Cette base de donnée devra être accessible à tous les «opérateurs postaux». C’est ce que prévoit le projet de révision de Loi sur la poste. Afin de permettre une «concurrence non distordue», tous les «prestataires de services postaux» devront avoir accès aux données d’adresses. La Poste devra parvenir à un accord avec l’ensemble des «prestataires» dans la transmission de ces données. C’est une étape importante dans la construction d’un «marché postal» qui est en cours depuis dix ans. Et donc d’une privatisation complète.

A propos de la révision totale de la législation postale

Voici un bref aperçu des principales dispositions de la révision totale de la législation postale. Ces éléments sont importants pour situer le débat public qui se précisera étant donné l’initiative populaire annoncée les 13 juin et 26 septembre 2009 par le Syndicat de la communication, qui vise à maintenir le réseau actuel des offices de postes via son financement par les bénéfices d’une banque postale et, surtout, le débat parlementaire sur la révision entamé au début de l’automne.

Le 22 avril 2009, le Conseil fédéral (CF) a annoncé l’entrée en vigueur de la révision de l’ordonnance sur la poste [1]. A partir du 1er juillet 2009, le monopole des lettres a été abaissé à 50 grammes. Il s’agit de la poursuite de la construction d’un «marché postal», opération faussement appelée «libéralisation du marché des lettres». Environ 25 % supplémentaires du volume total de courrier seront ainsi «ouverts à la concurrence des opérateurs privés». En outre, l’ensemble des prestations ainsi «libérées» sera assujetti à la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA).
Le 20 mai 2009, le CF a communiqué au Parlement ses messages relatifs à la Loi sur la poste (LPO) et à la Loi sur l’organisation de la poste (LOP) [2].

Les principales modifications sont les suivantes:
1° l’ouverture complète du «marché postal», dont l’aboutissement est prévu en 2012, même année que la libéralisation totale du marché des lettres au sein de l’UE [3 ].
2° la définition de «conditions uniformes» pour l’ensemble des «prestataires». Une autorité de surveillance sera constituée à cet effet: la PostCom (Commission de la poste) remplacera PostReg.
3° les prestataires seront «tenus de négocier une convention collective de travail» et de «respecter les conditions usuelles de travail dans la branche».
4° un «service universel» dont «l’offre de prestation comprendra toujours le transport de lettres [au moins cinq jours par semaine], de colis, de journaux et de périodiques ainsi que les services de paiement. Tous les clients devront avoir accès à un office de poste ou à une agence à une distance raisonnable.» [4]
Dès l’entrée en vigueur de la nouvelle LPO, «la PostCom octroie périodiquement une concession de service universel» et fait l’objet «d’un appel d’offres public». Cette concession est assortie de «l’obligation d’assurer le service universel […] dans l’ensemble du pays et à tous les groupes de la population.» Le concessionnaire aura droit à une «compensation». En outre, il «peut faire appel à des tiers pour remplir ses obligations.»
5° «La Poste Suisse sera transformée en société anonyme en mains de la Confédération. Les rapports de service de droit public seront remplacés par des rapports de service de droit privé. L’entreprise bénéficiera ainsi de la liberté d’entreprise nécessaire.» [5]
6° PostFinance SA, en vertu de la nouvelle LOP, «sera soumise à la surveillance des marchés financiers (FINMA). Pour exercer une activité bancaire, PostFinance sera tenue de déposer une demande d’autorisation conformément à la loi sur les banques.» [6]

[1] Le Conseil fédéral abaisse le monopole des lettres à 50 grammes au 1er juillet 2009, Communiqué du DETEC, 22 avril 2009.
[2] Le Conseil fédéral adopte la révision totale de la législation postale, Communiqué du DETEC, 20 mai 2009. Les citations suivantes sont tirées de ce document.
[3]. Afin d’accélérer cette «libéralisation totale du marché des lettres», le Conseil fédéral a prévu que cette décision soit prise, dès l’année prochaine, par la voie d’un arrêté fédéral séparé, soumis au référendum facultatif.
[4] Projet de Loi sur la poste. Id. pour les citations suivantes.
[5] Le Conseil fédéral adopte la révision totale de la législation postale, op. cit.
[6] Id.
(7 octobre 2009)

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