Après la guerre du feu, la guerre de l’eau?

Que les riches et les puissants qui gouvernent le monde soient parfaitement cyniques dans leur volonté d’extraire du profit privé de tout ─ l’air, l’eau, la terre, la lumière, l’esprit, la générosité spontanée ─ n’est pas un scoop. Mais comment s’y prennent-ils pour capter le bas de laine des «investisseurs» privés? La Chronique Agora vous dit tout et pose la question qui doit faire frétiller ses lecteurs: «Après la guerre du feu, la guerre de l’eau?»

Deux ou trois fois par jour, la Chronique Agora, une «maison d’éditions financières» propose gratuitement et par courriel, «une analyse érudite et sensée des marchés financiers», parce que «la finance est une passion très enrichissante» (on ne saurait mieux dire!). Du coup, on se demande bien de quoi ces gens vivent…

Ces jours, la Chronique Agora tient pour l’eau, «la ressource qui fera couler plus de sang que le pétrole», parce que «l’or bleu [est] un élément vital pour la planète… et pour vos investissements». L’eau, donc la capacité d’en maîtriser l’approvisionnement et la gestion, sera ainsi la grande affaire des nations, et des spéculateurs, au XXIe siècle.

Suivent des explications factuelles, évidemment savamment organisées pour renforcer leur impact publicitaire: les changements climatiques, l’eau disponible aujourd’hui, la pénurie d’eau potable qui frappe un tiers de la population mondiale, l’eau contaminée qui provoque des maladies graves chez un milliard d’être humains chaque année, tuant plus de personnes que les guerres mondiales du XXe siècle. Le prix de l’eau, aussi: ainsi, en 2008 en Chine, une pollution industrielle du lac Tai a privé pendant dix jours ses riverains d’eau potable, faisant monter les prix d’un gallon d’eau de 1 dollars à 6,5 dollars. Dans ce pays, seule la moitié des plus grandes villes a un système de traitement des eaux. Le nombre de maladies liées à la consommation d’une eau polluée augmente… Et en plus des conséquences sanitaires et écologiques, «la situation des ressources en eau risque également d’affecter la croissance économique du pays», notamment à cause de l’absentéisme au travail. Des maladies des pauvres, de leur mort, les «investisseurs»peuvent toujours s’accommoder, mais les freins à la croissance, là, ça craint vraiment.

Quel enseignement doit tirer de tout cela un agent économique rationnel? Pédagogique, presque maternelle, la Chronique Agora le guide: la dégradation de l’eau est «un facteur que vous devez prendre en compte dans votre stratégie d’investissement (…), qui fait naître des opportunités à côté desquelles il ne faut pas passer». En effet, «purifier, filtrer, transporter, stocker, distribuer et même embouteiller l’eau seront des activités de plus en plus importantes dans l’économie mondiale. Et qui prendront de plus en plus de valeur.» Des milliards de dollars sont en jeu, quasi à portée de main d’»investisseur».

Généreusement (mais pas tout à fait gratuitement, car il faut payer une taxe pour recevoir les conseils par téléphone), le ou la journaliste de la Chronique Agora assure: «Pour vous aider à profiter de cette tendance qui se développe à vitesse exponentielle (…) je vous dirai comment en profiter, à quel moment entrer dans le marché et bien sûr quand solder votre position»… (C’est il ou elle qui souligne.)

Selon un professeur de géographie britannique, Erik Swyngedow, qui publie un passionnant article, «L’eau privatisée. L’eau, l’argent et le pouvoir» dans le dernier numéro de la revue la brèche, la «pénurie» de l’eau, qui suscite tant de débats intenses, est socialement construite. C’est normal, une économie de marché a besoin de la rareté pour fonctionner. Sinon comment faire monter les prix et récolter des bénéfices? Il explique que le secteur privé de l’eau et les gouvernements à toutes les échelles géographiques se rallient à ce discours de la «pénurie»: «Une ambiance de crise de l’eau réelle, imminente ou imaginée (…) alimente aussi et sous-tend la poussée vers la privatisation.» Ainsi, progressivement, des biens communs locaux (rivières, sources, lacs, réseaux de distribution publics) sont expropriés, bradés pour des cacahuètes au secteur privé et insérés dans les flux mondiaux de l’argent. «Une chorégraphie locale / mondiale est mise en train qui mobilise une eau locale, en tire de l’argent pour l’insérer dans les flux transnationaux du capital circulant.» Du coup, les pouvoirs politiques locaux ou régionaux sont privés de tout contrôle sur les décisions, qui sont séquestrées dans les conseils d’administration de compagnies transnationales.

Et voilà, le tour est joué. Tandis que les abonnés de la Chronique Agora lisent pieusement ses recommandations destinées à transformer l’eau en argent et en capital, les citoyens qui jouissent d’un accès à l’eau sont réduits à la triste condition de consommateurs payants.

En effet, lancée et guidée par la cupidité sans limite des marchés financiers, la guerre de l’eau ne pourra être que meurtrière.

Pour en savoir plus:
Le blog de Marc Laimé, Les eaux glacées du calcul égoïste
Une interview de Ricardo Petrella, Le manifeste de l’eau
Le Manifeste de l’eau pour un contrat mondial

Aline Testuz blogue

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