1, due, 100 officine

INTERVIEW – Cet automne est sorti un magnifique film qui est le second chapitre de l’histoire de la grève aux ateliers CFF Cargo à Bellinzone – les officine. Malheureusement, peu de monde le verra en salle. A moins de faire pression ou d’attendre le DVD! Le journal syndicom a demandé au réalisateur Danilo Catti pourquoi il était important de mettre en images ces événements.

syndicom – Après Giu le mani (Bas les pattes), vous êtes retourné aux ateliers CFF de Bellinzone pour tourner 1, due, 100 officine (1, deux, 100 ateliers). Pourquoi avez-vous ressenti la nécessité d’un nouveau
film sur les ateliers?

Danilo Catti – D’une certaine façon, Bas les pattes était un western, avec les pauvres ouvriers, faibles, contre les méchants patrons qui parlaient l’allemand et qui avaient en plus la physionomie de leur rôle. A peine avais-je fini de tourner que je savais déjà que le vrai film allait commencer seulement maintenant. Dans 1, deux, 100 ateliers, je cherche à montrer la complexité qui n’avait pas été dite dans le premier documentaire.
Une fois la grève finie, on ne pouvait pas clore le débat. En substance, tout restait encore à faire.
Comme le dit Frizzo lui-même dans le film (Gianni Frizzo était le porte-parole du comité de grève, n.d.l.r.), «nous avons gagné une bataille, mais non la guerre». Et on ne sait pas encore comment cela va finir, parce que le monde politique n’a pas donné et ne donne toujours pas de signaux clairs.
Les ateliers de Bellinzone ne sont pas les seuls dans leur cas, c’est ce que le titre 1, deux, 100 ateliers met en évidence. Il veut indiquer l’universalité des logiques libérales à l’intérieur du monde du travail. Les problématiques soulevées ne sont pas seulement celles de Bellinzone, mais aussi celles d’autres entreprises de services publics, comme La Poste, la SSR auxquelles on applique toujours plus souvent des logiques du secteur privé.

Y a-t-il eu des problèmes pour filmer les assemblées, les tables rondes, les rencontres avec la direction?
En plus de la réalisation des deux documentaires, j’ai reçu un mandat de la part des Archives historiques cantonales et de la Fondation Pellegrini Canevascini de documenter toute l’affaire, depuis le début de la
grève jusqu’à nos jours. Jusqu’à présent, j’ai tourné plus de 400 heures de matériel qui sera disponible pour la communauté des étudiants, à partir de 2018. Les ouvriers ont accepté sans hésiter que j’enregistre toutes
leurs assemblées. La situation est différente pour la direction qui, jusqu’à fin 2010, a accepté ma présence mais qui s’oppose aujourd’hui à ce que je poursuive mon travail. Depuis le départ de Pedrazzini et avec l’arrivée de Ferruccio Bianchi à la direction, il s’est produit une fermeture dans ce domaine. Aujourd’hui, c’est à moi de voir comment je dois me mouvoir, non pas tellement pour faire un troisième film mais pour garder la possibilité de continuer à documenter ce qui se passe. Jusqu’à présent, la direction des CFF n’a contesté ni le premier, ni le second film. Cela signifie que, bien qu’affectés, ils reconnaissent l’objectivité de mon travail même si mon point de vue est depuis l’intérieur, très proche des ouvriers, de leur réalité.
La question fondamentale est le droit des médias d’entrer dans le secteur public. Le grand documentariste américain Frederick Wiseman, par exemple, a réussi à faire un travail d’observation et de dénonciation tout en restant à l’intérieur des institutions, parce qu’aux Etats-Unis, la loi reconnaît aux médias le droit d’accès aux lieux de services publics, écoles, administrations, casernes. La même chose arrive en Israël, où des documentaristes courageux ont raconté la réalité, même si elle est incommode pour le gouvernement, des check-points ou des territoires occupés.
Chez nous, c’est différent, la transparence n’est pas garantie et l’accès est discrétionnaire. Les réalisateurs sont obligés de négocier chaque fois pour pouvoir entrer. On risque ainsi un compromis, un jeu subtil qui risque d’édulcorer le résultat. Les chemins de fer sont du domaine public, de même que La Poste ou les écoles: il faudrait pouvoir y entrer, voir, documenter, dans une totale transparence. Il est curieux, par exemple, qu’aucun documentariste ne soit jamais entré à la SSR pour raconter les dynamiques internes de la plus grande société de communication du pays.

Vous sentez-vous un documentariste militant?
Le documentariste ne doit pas être militant, tout au plus engagé. La valeur ajoutée d’un documentaire est le point de vue, c’est fondamental. Un point de vue, en tant que tel, ne peut pas être neutre. Il y a une subjectivité que je ne nie pas (et en fait, dans le second film, on entend ma voix) mais l’activité militante est d’une nature différente, difficilement compatible, pour moi, avec la crédibilité d’un documentariste. Chacun a son propre style, son langage, mais l’objectivité doit rester. Au contraire, il existe carrément un risque de porter préjudice aux ateliers eux-mêmes, aux ouvriers.

Par curiosité: vous êtes-vous intéressé aux ateliers pour un quelconque motif personnel, intime? Par exemple, un membre de la famille qui travaille dans les chemins de fer…
Absolument pas. Pour moi, la question ne se posait pas en ces termes. La grève avait commencé depuis deux jours quand j’ai interrompu ce que j’étais en train de faire et j’ai couru à Bellinzone. Tout d’un coup, il était évident que je devais documenter ce qui se passait, je n’avais pas le choix, c’était mon devoir de cinéaste. Ce devoir est resté valable même après la fin de la grève, parce que dans un certain sens, les problèmes ne faisaient que commercer. Dans le premier film, Bas les pattes, il s’agissait de dénoncer l’injustice d’une décision prise sur le dos des ouvriers. Dans 1, deux, 100 ateliers, il s’agissait de comprendre dans quelle mesure la démocratie peut exister dans le monde du travail.
Parce qu’aux ateliers, les ouvriers n’ont jamais manqué de revendiquer le droit de participer aux choix déterminants pour leur avenir et celui de toute une région. Et ils ont toutes les compétences pour le faire, comme ils l’ont montré durant la grève et autour de la table ronde.

Interview: Gianni Valerio, paru dans syndicom, le journal, no 16, 7 octobre 2011

Deux films sur une grève et ses conséquences
Le grand auditoire Fevi au Festival du film de Locarno était plein à craquer lorsque Danilo Catti a présenté son documentaire Giu le mani en août 2008 – seulement quelques semaines après la fin de la grève qui a éclaté dans les ateliers CFF Cargo à Bellinzone. Le printemps suivant, la chronique des événements a gagné le prix spécial du jury au Prix du cinéma suisse «Quarz». Pour 1, due, 100 officine, son deuxième documentaire consacré au même thème et montré en avant-première au Festival du film de Locarno en 2011, Danilo Catti a pu prendre plus de temps. C’est avec un peu moins d’émotions, mais de façon plus claire et plus captivante que le cinéaste tessinois raconte ici les événements qui se sont produits après le conflit social et qu’il présente dans un contexte globalisé. Il montre qu’un premier combat a certes été gagné avec la grève, mais «pas une guerre », comme le dit dans le film Gianni
Frizzo, le porte-parole du comité de grève. Aujourd’hui encore, les ouvriers de Bellinzone luttent pour la codécision et contre les pratiques néolibérales qui mettent en péril l’entreprise dans sa forme actuelle ainsi que les fondements mêmes du service public en Suisse – donc pas seulement les CFF, mais aussi La Poste et Swisscom. 1, due, 100 officine montre aussi l’influence que la grève en Suisse a exercée sur les entreprises à l’étranger. Il nourrit ainsi l’espoir qu’une manière différente de penser et d’autres solutions sont possibles. Au vu de l’importance du thème – il en va moins de la grève que du sens d’une économie exclusivement axée sur le profit – il est étonnant que ni Gìu le mani ni 1, due, 100 officine ne sont parvenus à figurer sur les programmes de cinéma. Les films n’ont jusqu’à présent pas été projetés, excepté dans le cadre de manifestations spéciales et de festivals. Quoi qu’il en soit, Gìu le mani est disponible en DVD dans le commerce et 1, due, 100 officine sera certainement lui aussi prochainement en vente.
Nina Scheu

Petit rappel historique
L e 7 mars 2008, le personnel de CFF Cargo de Bellinzone commençait une grève de durée illimitée contre les plans de restructuration des CFF, visant à délocaliser la maintenance des locomotives et des wagons. Pendant tout un mois, des consultations, des négociations et des manifestations ont accompagné la grève. Pendant 33 jours, le personnel des officine de Bellinzone, c’est-à-dire 400 travailleurs, a fait la grève. Résultat: retrait des plans de restructuration le 5 avril, nouveaux investissements pour les  prochaines années et une bonne dose de démocratie!
Par son attitude déterminée, le personnel des ateliers de Bellinzone a non seulement préservé des emplois et défendu les intérêts économiques légitimes du Tessin, mais aussi donné un signal historique au niveau national : contre les mesures de démantèlement et d’économies aux dépens des travailleurs, contre la liquidation du service public, contre la privatisation des entreprises publiques et la discrimination des régions périphériques.
Yves Sancey

Services publics, n° 19, 16 décembre 2011

1 commentaire à “1, due, 100 officine”


  1. 1 Claudine 30 déc 2011 à 15:21

    Je pense que la SSR devrait passer ce genre de documentaire, pour encourager les employés(e) de nos entreprise public à se défendre.
    Mais comme l’objectivité de la SSR n’est pas de mise. Elle préfère
    des sujets plus porteur qui culpabilise l’ensemble du peuple suisse !

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