Naxoo: le pari risqué de la Ville de Genève

TÉLÉRÉSEAU • La vente du téléopérateur divise l’exécutif et les spécialistes. La mainmise probable d’UPC Cablecom sur le réseau fait craindre le pire à certains. Quel avenir pour les employés et l’offre télévisuelle?

La Ville de Genève fait-elle le bon choix en voulant vendre 022 Télégenève, plus connu sous son nom de marque Naxoo? Le 26 avril, le Conseil administratif a annoncé sa volonté de céder au plus offrant ses parts (51,1%) du téléréseau local, dont la municipalité est l’actionnaire majoritaire (Le Courrier du 27 avril).

Pour l’exécutif, la configuration actuelle de Naxoo – une société mixte, dont les 48,9% restants appartiennent à UPC Cablecom – l’empêche de régater face à ses concurrents, en particulier Swisscom. La proposition sera débattue la semaine prochaine au Conseil municipal.
Rémy Pagani, qui conteste cette décision, l’a fait savoir avec fracas en rompant la collégialité. Le conseiller administratif craint de voir s’envoler la centaine d’emplois de Naxoo en cas de reprise par Cablecom, seul opérateur selon lui capable de débourser les 55 millions escomptés par la Ville. La diversité culturelle et les prix abordables de l’offre télévisée actuelle seraient aussi en péril à ses yeux.

Les raisons d’une impasse
Au-delà de la polémique, cette potentielle privatisation soulève des enjeux qui divisent tant les politiques que les spécialistes du domaine. Tour d’horizon.
Avant les divergences, il y a un constat partagé: Naxoo, bien que bénéficiaire, vit une situation de paralysie qui peut difficilement durer. Elle trouve notamment son origine dans la convention signée en 2006 entre la Ville et Cablecom. Le premier cablo-opérateur suisse, filiale du géant mondial Liberty Global, est depuis l’unique actionnaire minoritaire de Naxoo. L’accord passé lui octroie une minorité de blocage.
A l’époque, ce partenariat a permis de réaliser des investissements pour moderniser le réseau et ouvrir la voie aux prestations internet et de téléphonie. Avec l’objectif inscrit de développer le «triple play», ces offres groupées qui combinent l’accès aux trois médias. Alors que le marché des télécoms se joue précisément sur ce terrain, cette offre n’existe pourtant pas six ans plus tard. Les secteurs sont toujours cloisonnés: Naxoo maîtrise la TV, Cablecom le reste.
Pourquoi? Les tensions se sont exacerbées entre Cablecom est la Ville, dont les intérêts et les modes de fonctionnement sont divergents, relève le conseiller administratif Pierre Maudet. A cela s’ajoute une forme de schizophrénie: Cablecom est à la fois partenaire et concurrent de la Ville, qui est impliquée via les Services industriels (SIG) dans la création d’un réseau de fibre optique avec… Swisscom. «Nous sommes dans une logique de pourrissement qui ne profite ni aux clients ni au maintien de l’emploi, souligne l’élu. A un moment, il faut faire une pesée d’intérêts et un choix.» La vente serait ainsi la seule solution, à Cablecom, où à tout autre repreneur intéressé, précise-t-il. L’opérateur zurichois ne confirme d’ailleurs rien à ce stade, bien qu’il se dise «en général» intéressé par chaque possibilité d’acquisition.
Pascal Martin, observateur avisé du monde des télécoms et animateur du site scal.ch, arrive à la même conclusion: «La Ville est coincée et n’a pas vraiment le choix. Ce sera une bonne affaire pour Cablecom, certes, mais aussi pour la Ville, qui peut aujourd’hui tirer le meilleur prix possible de Naxoo.»

«Politique d’obstruction»
Rémy Pagani fait une autre lecture de la situation. Il admet le blocage, mais l’attribue à la stratégie de Cablecom et refuse de céder à son «chantage». «Cablecom mène une politique d’obstruction en bloquant tout investissement pour forcer la Ville à vendre ses parts.» Naxoo a pourtant les moyens d’investir pour offrir le «triple play» à ses clients, assure-t-il. «Cela coûterait moins de 5 millions et l’entreprise dispose de cette réserve.»
UPC Cablecom dément une telle stratégie: «Notre participation dans Naxoo représente un gros investissement et nous n’avons aucun intérêt à mettre en péril le développement de la société», nous écrit un porte-parole.
Quoi qu’il en soit, Rémy Pagani estime que la Ville doit se faire entendre et reprendre la main, afin de maintenir un téléréseau de service public. C’est aussi ce que pense Dominique Tinguely, ingénieur en télécoms et spécialiste des réseaux câblés: «En tant qu’actionnaire majoritaire, la Ville peut imposer sa volonté et développer une offre intéressante et concurrentielle. L’exemple de Lausanne, avec son réseau public Citycable, le prouve» (lire ci-contre).
Selon lui, Genève fait fausse route en cédant face à Cablecom: «Cette entreprise a pour unique but de générer du profit et de revendre ses réseaux une fois assainis. Elle l’a fait partout en Europe, la Suisse ne va pas échapper à la règle.» A Genève, l’entreprise est déjà bien positionnée après avoir acquis plusieurs réseaux communaux, intégralement ou en partie, dont le dernier en date est TéléMeyrin. «Cablecom cherche à constituer des lots intéressants pour les revendre à terme», conclut Dominique Tinguely. I

«L’offre télévisuelle risque de se péjorer»
En matière d’offre télévisuelle, l’éventuelle reprise du téléréseau genevois par Cablecom fait craindre le pire à certains. En cause: la politique commerciale restrictive menée par la firme zurichoise, qui lui vaut une très mauvaise réputation. «Cablecom s’active à limiter le nombre de chaînes gratuites pour inciter ses clients à prendre des offres payantes», explique Dominique Tinguely, ingénieur en télécoms. L’accès à la tv numérique suit la même logique, alors que la plupart des téléréseaux font profiter leurs clients de cette avancée technologique sans frais. «C’est comme si l’arrivée de le couleur avait été taxée en son temps!» résume le spécialiste.
Cette logique expliquerait la faiblesse actuelle de l’offre de base de Naxoo – celle qui est automatiquement incluse dans le loyer d’une grande majorité de Genevois. A tarif identique, le réseau lausannois, entièrement en mains publiques, propose par exemple près de 140 chaînes contre moins de 40 à Genève. «Si Cablecom met la main sur Naxoo, l’offre va au mieux ne pas évoluer, au pire se péjorer», poursuit Dominique Tinguely.
Un pronostic partagé par Rémy Pagani, qui craint que l’accès aujourd’hui aisé et abordable à moult programmes étrangers, adaptés à la diversité culturelle genevoise, soit menacé si Naxoo est dirigé depuis Zurich.

Pascal Martin est plus nuancé: «Avec Swisscom TV, internet, la TNT française accessible gratuitement à Genève… les consommateurs ont un vrai choix, et la concurrence fera son œuvre. Si Cablecom renonce à la diversité de Naxoo, il perdra des clients. Je ne suis donc pas inquiet.» Il en veut pour preuve l’annonce récente de l’opérateur d’augmenter les chaînes disponibles, qui est liée à ses yeux au contexte genevois.
Pierre Maudet aussi se veut optimiste: «L’enjeu se situe aujourd’hui moins sur le réseau TV que sur internet, où la diversité des contenus se matérialise de plus en plus.» mti

Quelle garantie pour les emplois?
Au final, qu’y a-t-il en jeu dans cette affaire? Avant tout des emplois, avance Rémy Pagani, qui craint que la centaine de postes chez Naxoo ne soient pas maintenus durablement à Genève. Sur ce point, Pascal Martin, animateur du site spécialisé scal.ch, lui donne raison: «Je vois mal Cablecom garder beaucoup de monde ici, à l’exception de quelques commerciaux.» Le personnel technique de Naxoo fera «doublon» et ne sera pas nécessaire à la firme zurichoise qui utilise sa propre technologie, analyse-t-il.
Jeudi 26 avril, la conseillère administrative Sandrine Salerno affirmait au contraire qu’il n’y avait pas lieu de craindre de délocalisation, sachant que «les clients sont à Genève». Pierre Maudet ajoute que le maintien d’emplois, même limité dans le temps, sera un des points de négociation avec le repreneur. «Mais aujourd’hui, on a surtout la garantie d’aller vers de gros soucis si on ne bouge pas! poursuit-il. Sans évolution, Naxoo va péricliter et devra réduire la voilure.»

Cela dit, il ne pense pas que Cablecom se passera d’employés à Genève en cas de rachat. «Ils ont besoin de compétences techniques proches, d’un service à la clientèle… A Neuchâtel, où Cablecom est majoritaire dans le téléréseau, il n’y a pas eu de délocalisation à ma connaissance.»
Du vent, rétorque Rémy Pagani: «On pourra peut-être négocier le maintien des emplois pendant quelques années, mais à terme je n’y crois pas une seconde. Regardez ce qui se passe aujourd’hui avec Merck Serono! Dans cinq ans, Naxoo n’aura plus que quinze employés à Genève.»

Giorgio Pardini, responsable du secteur télécomunications chez Syndicom, est moins catégorique: «En cas de vente, nous exigerons des garanties. Cablecom a une responsabilité régionale et l’expérience montre que l’on peut discuter avec eux.» Pour le syndicaliste, le vrai enjeu est ailleurs, peu importe le nom de l’actionnaire principal: «Pour maintenir ces emplois à Genève, il faudra réaliser de gros investissements. Sans cela, l’avenir de Naxoo est de toute façon compromis, que la Ville soit majoritaire ou non.» mti

Ailleurs en Suisse romande
En Suisse romande, les téléréseaux publics ou indépendants tiennent plutôt bien le choc face à la concurrence des géants comme Swisscom. Ainsi, Citycable, entièrement en mains de la Ville de Lausanne via ses Services industriels (SIL), est souvent cité en exemple. Pour Dominique Tinguely, spécialiste des réseaux câblés, Genève devrait s’en inspirer plutôt que se désengager de Naxoo.

«Lausanne a fait très tôt des choix technologiques pour offrir à sa population une alternative avantageuse aux opérateurs privés», explique Philippe Jaquet, chef du Service multimédias des SIL. L’offre de base proposée aux clients de la région lausannoise est très large – près de 140 chaînes, contre moins de 40 à Genève. «Les besoins en TV payante sont plus faibles.» Grâce aux investissements consentis par la Ville, Citycable peut proposer des offres «triple play» concurrentielles, alors que des suppléments TV spécifiques sont accessibles via Cablecom.
Possible à Genève? Pas sûr, puisque la municipalité n’a de loin pas la maîtrise totale de son réseau. Pascal Martin, animateur du site spécialisé scal.ch, ajoute un bémol: «Citycable est aujourd’hui très compétitif mais sa politique ne permet pas d’investissements, ce pour quoi la Ville est contrainte de nouer des partenariats. Rien n’est donc acquis pour l’avenir.»

Autre exemple, la société Netdream, qui regroupe neuf petits cablo-opérateurs vaudois, fribourgeois et valaisans. Né en septembre 2011, ce nouvel acteur permet à ses membres de fournir des prestations très attractives en matière de télévision, d’internet et de téléphonie.
Pour Dominique Tinguely, «il serait tout à fait envisageable pour Genève et Naxoo de se rapprocher de telles structures plutôt que de se vendre à UPC Cablecom.» mti

Le Courrier, 5 mai 2012, Mario Togni

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