Transports gratuits: un choix de société

INTERVIEW • A Aubagne, en Provence, la gratuité des transports publics a introduit un nouveau rapport à l’autre et à l’espace urbain, selon le philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux. «Rétablir, élargir, renforcer le caractère semi gratuit des transports en commun, avancer vers la gratuité est un des moyens dont dispose la collectivité pour enrayer la très inquiétante dégradation de la vie en ville, pour adoucir les relations sociales, pour les humaniser.» Dans un essai publié en 19951, Jean-Louis Sagot-Duvauroux affirmait sa foi dans le caractère émancipateur d’une «culture de la gratuité», substituée au rapport marchand.

Une conviction réaffirmée à la lumière de l’expérience menée depuis 2009 à Aubagne, qu’il décortique dans son dernier ouvrage2. Dans cette agglomération provençale, la gratuité des transports publics a non seulement bouleversé les usages quotidiens, mais a aussi introduit un nouveau rapport à l’autre et à l’espace public, explique le philosophe et dramaturge. Une expérience riche d’enseignements alors que Genève vote le 3 mars sur une baisse des tarifs, et qu’à Lausanne, une motion de La Gauche propose la gratuité jusqu’à 25 ans. A l’invitation du Réseau des objecteurs de croissance, Jean-Louis Sagot-Duvauroux était la semaine dernière de passage à Lausanne, où nous l’avons rencontré.

En quoi le cas d’Aubagne est-il emblématique? D’autres villes ont pourtant expérimenté la gratuité bien avant elle.
Jean-Louis Sagot-Duvauroux: A Aubagne, la gratuité a été pensée dès le début comme une mesure politique, inscrite dans un projet de dépassement du système marchand, alors que dans d’autres villes, elle a plutôt été retenue comme une mesure technique pour augmenter la fréquentation. A Châteauroux par exemple, c’est en constatant que les bus circulaient souvent à vide que le maire de droite – par ailleurs acquis au système capitaliste – a opté dès 2001 pour la gratuité. Dans ce cas, la gratuité a d’abord été conçue comme une alternative à la suppression des bus, pas comme un véritable projet politique.

Après l’instauration de la gratuité, les transports publics d’Aubagne ont rapidement connu une explosion de leur fréquentation (+150% en un an et demi). Quelles catégories d’usagers «profitent» le plus de voyager sans ticket?
Clairement, les jeunes. On sait que 40% des déplacements en plus sont le fait des moins de 18 ans. Alors qu’auparavant, les jeunes quittaient peu leur cité, ils se sont mis à bouger. La gratuité a aussi produit sur eux un effet d’égalité: ils ont eu le sentiment que la politique s’intéressait à eux et qu’ils faisaient partie du corps social au même titre que les autres, avec les mêmes droits. La gratuité a aussi modifié les habitudes des anciens usagers. Dans une étude d’opinion réalisée un an après son introduction, la moitié d’entre eux affirmaient prendre le bus plus souvent qu’auparavant. C’est notamment le cas des personnes âgées. Certaines n’hésitent plus à faire leurs courses en plusieurs fois, afin d’avoir moins à porter, chose qu’elles n’auraient pas envisagée lorsque les trajets étaient payants.

Dans quelle mesure la gratuité a-t-elle favorisé le transfert modal?
Une partie importante des déplacements supplémentaires ne correspondent pas à un transfert modal: des personnes qui se déplaçaient peu se sont mises à bouger davantage, des trajets qui se faisaient à pied peuvent maintenant se faire en bus. Les services municipaux estiment cependant que 10% des déplacements en voiture sont passés en déplacements en bus. Et bien qu’elle n’ait pas résolu les problèmes de circulation, cette baisse a mécaniquement un impact sur le niveau de pollution.

Le revers de ce succès, c’est l’engorgement des transports en commun. Une offre de qualité en termes de desserte et de cadences-horaires n’est-elle pas, au départ, une condition indispensable pour que la gratuité fonctionne?
Absolument, car la gratuité ne peut pas être un service au rabais. En l’occurrence, Aubagne disposait au départ d’un réseau performant, avec onze lignes de bus, dont elle a par la suite intensifié les fréquences. Des nouveaux bus ont été achetés. Aujourd’hui, la construction d’une ligne de tram est en projet.

Dans des agglomérations comme Genève ou Lausanne, de nombreuses lignes sont déjà saturées, du moins à certaines heures. Il n’est pas sûr qu’en contrepartie de la gratuité, les usagers accepteraient de voir leur temps de parcours s’allonger, s’il faut attendre le bus ou le tram plus longtemps…
C’est pour cette raison que l’introduction de la gratuité doit forcément s’accompagner d’une augmentation de l’offre. Bien sûr, chaque ville doit composer avec les spécificités propres à son territoire et à son réseau de transports publics. Il est ainsi plus facile de doubler la fréquence des bus que celle d’une ligne métro. On ne peut pas négliger les obstacles techniques et financiers. Malgré tout, cela reste un choix politique: si une ville le décide, elle peut déployer les moyens nécessaires pour y parvenir. L’exemple de Talinn (capitale de l’Estonie, ndlr) et ses 400 000 habitants, qui vient d’instaurer la gratuité dans ses transports, montre que c’est possible même dans de grandes agglomérations.

Selon ce raisonnement, pourrait-on imaginer la gratuité dans une ville comme Paris?
Pas immédiatement. En revanche, on pourrait très bien décider que les bus deviennent gratuits, tout en gardant le métro payant. Une autre solution pourrait être la gratuité pour les moins de 25 ans, ce qui aurait un effet énorme pour l’intégration des jeunes des classes populaires. Là encore, tout est question de volonté politique.

Dans l’Arc lémanique, les réseaux de transports publics locaux sont aujourd’hui intégrés dans des communautés tarifaires régionales. A supposer qu’une ville comme Lausanne instaure la gratuité sur son territoire, se poserait inévitablement un problème d’harmonisation avec les autres parties du réseau. Sur ce point, l’expérience d’Aubagne, connectée au réseau marseillais (payant), ne plaide pas vraiment en faveur de la gratuité.
Les tensions avec Marseille se sont effectivement renforcées avec le projet d’agglomération Marseille-Provence, car les élus marseillais, qui ne veulent absolument pas de la gratuité, font pression sur Aubagne. En dehors de cela, chacun reste maître chez soi. Pour ma part, je ne vois pas en quoi il est gênant de faire coexister les deux systèmes. A cet égard, je trouve que le système suisse, de par sa décentralisation, est particulièrement favorable à ce type d’expérimentation au niveau cantonal. L’adoption d’une tarification forfaitaire régionale peut d’ailleurs être un premier pas vers la gratuité. On voit aussi que la dynamique sociale créée autour d’un projet local peut être contagieuse.

Un des arguments régulièrement opposés à la gratuité est son coût pour la collectivité. Vous estimez pourtant que la hausse des dépenses est à relativiser, notamment en regard des retombées indirectes. Quelles sont-elles? Peut-on les mesurer?
La hausse des dépenses est en partie compensée par la disparition des frais liés au système payant, comme la billetterie et les contrôles. Ensuite, si la gratuité coûte effectivement plus cher à la collectivité, l’argent qu’elle dépense va aussi avoir un effet démultiplié. A Aubagne, la rentabilité de l’investissement par déplacement a été multipliée par deux, ce qui veut dire qu’aujourd’hui, on dépense deux fois moins d’argent public par déplacement qu’avant. L’efficacité de l’investissement public est donc beaucoup plus forte. Un tel développement de la rentabilité est impossible dans le système marchand.
Le transfert modal apporte en outre un bénéfice indirect: moins de trajets en voiture, c’est aussi une usure moins rapide des routes, moins de places de parking. En favorisant une meilleure fluidité dans l’espace public et dans les rapports humains, on agit également sur la sécurité, et donc sur son coût.

Pour ses opposants, la gratuité rendrait aussi la prestation «sans valeur» aux yeux des utilisateurs, favorisant ainsi les déprédations et autres incivilités. Cela se vérifie-t-il dans la pratique?
Cet argument est démenti par les faits. A Aubagne, la gratuité a entraîné une baisse sensible des incivilités. Cela provient notamment du fait que la tension liée aux contrôles et aux risques de vol de la caisse a disparu. Un délégué du personnel des bus racontait que depuis 2009, les incivilités sont le plus souvent le fait de personnes venues de l’extérieur.

Connaissez-vous des exemples où la gratuité s’est révélée un échec? Est-ce que des villes y ont renoncé?
Pas à ma connaissance. Il faut dire que, vis-à-vis des électeurs, revenir à un système payant serait difficile à faire accepter.

Le titre de votre livre reprend le slogan des transports publics aubagnais «Liberté, égalité, gratuité». En quoi la gratuité s’inscrit-elle dans le cadre des valeurs républicaines?
Quand quelque chose qui était contrôlé par l’argent devient libre d’accès, chacun s’en sert selon ses besoins, et non plus en fonction de ses moyens. En ce sens, la liberté est une valeur intrinsèque à la gratuité. La gratuité abolit aussi la distinction de fortune: en tant qu’usager des transports publics, on est à égalité avec tous les autres, que l’on soit notaire ou chômeur. Enfin, la gratuité produit des effets sociaux, en stimulant la convivialité et le sentiment de solidarité. Tout cela constitue une avancée dans le sens des valeurs revendiquées par la république.

Vous définissez la gratuité comme «une forme supérieure de dérégulation». Qu’entendez-vous par là?
Avec la gratuité, on n’accède plus à un bien de façon marchande; on y accède de droit. A partir de là, les règles qui régissent le marché – si je vole, la police m’interpelle – tombent. Il y a donc une baisse de la coercition et une dérégulation pour tous. Le poids des règles qui nous surplombent diminue. C’est le contraire de la «dérégulation» capitaliste, qui échange des règles imposées au marché par un Etat démocratique par le pouvoir exclusif des puissances économiques.

Vous louez la «démocratie participative» qui a accompagné le projet municipal d’Aubagne. Qu’est-ce qui a été déterminant dans cette démarche?
Ce qui est le plus important, c’est l’articulation entre démocratie représentative, démocratie participative et libre intervention des citoyens. La façon dont les gens se comportent dans le bus, ce n’est pas le conseil municipal qui l’a déterminée. Il y a une convergence entre une décision prise par le pouvoir représentatif et la façon dont la société invente par elle-même sa vie sociale. Cette combinaison entre le pouvoir représentatif et la libre-action de la société est à mes yeux très prospective.

Arnaud Crevoisier, Le Courrier, 11 février 2013

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