La Suisse veut privatiser ses visas

VOYAGES • Berne va confier à des sociétés privées la gestion des demandes de visas qu’une bonne partie des ressortissants du globe doivent remplir pour entrer en Suisse.

Le projet est gigantesque. Il s’agit, pour la plupart des 500 000 visas accordés chaque année par la Suisse, de transférer, au plus tard en 2015, à des firmes privées le traitement des dossiers dont s’occupent actuellement les consulats suisses. Dans cette optique, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) vient de lancer un vaste appel d’offres international concernant la «délégation à des prestataires de services externes» dans une quarantaine de pays-clés (dont la Chine, l’Inde et la Russie) de toutes les tâches administratives qui précèdent l’octroi d’un visa suisse.
Ces tâches comprennent notamment la fixation d’un rendez-vous avec le demandeur de visa, la préparation du dossier, l’enregistrement d’empreintes digitales et d’une photo numérique (bientôt obligatoire partout), l’encaissement par la firme privée de son émolument et de la taxe officielle, enfin la restitution du passeport.
A noter, et c’est important, que la décision d’octroyer ou de ne pas octroyer un visa reviendra toujours au personnel consulaire suisse. En outre, chaque demandeur garde le droit, s’il le préfère, de déposer sa demande directement auprès d’un consulat suisse. Enfin, la Confédération tient à conserver dans son giron la délivrance de visas pour les ressortissants de pays sensibles, comme le Kosovo.

Les visas explosent
A l’origine du projet, l’explosion du nombre de demandes de visas enregistrées ces dernières années par la Suisse: 540 000 demandes l’an dernier, soit un cinquième de plus qu’en 2010. Avec des augmentations spectaculaires en Chine (+150% rien qu’au consulat à ­Pékin), en Inde, en Arabie saoudite et dans les Emirats arabes.

Autre facteur déterminant: l’obligation pour la Suisse, en vertu des règlements de Schengen (accord européen sur la migration), de récolter les données biométriques des demandeurs d’un nombre toujours plus grand de pays. La prise d’empreintes digitales est déjà obligatoire pour les demandeurs en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et dans les pays du Golfe. Elle le sera dans le monde entier au plus tard en 2015.

Pour faire face à cette évolution, les pays de l’espace Schengen devraient en principe augmenter considérablement les budgets de leurs services consulaires. Dans ce contexte, la privatisation d’une partie de la procédure est évidemment tentante. Et la Suisse – comme la France, l’Allemagne et les Pays-Bas – a décidé de s’engager pleinement sur cette voie.

Des données sensibles
La privatisation à grande échelle d’une activité si intimement liée à la souveraineté nationale soulève évidemment un certain nombre de questions. Déjà en 2009, lorsque le Parlement fédéral avait accepté le principe d’une externalisation de ce genre de prestations, la Fédération suisse des fonctionnaires de police avait parlé de «délire de privatisation». Et lancé une mise en garde contre le fait que des firmes privées pourraient avoir accès à la banque de données géante de Schengen.

Dans les faits, il n’en est rien, mais le souci quant à la protection des données demeure. En France, où le Ministère des affaires étrangères développe un projet analogue au projet suisse, la Commission nationale de l’informatique et des libertés s’est saisie du dossier de manière critique. Ce que n’a pas fait le préposé suisse à la protection des données qui, selon son secrétariat, n’a jusqu’ici été ni consulté, ni informé.

Il semble d’ailleurs que de manière générale, le projet du DFAE soit encore mal connu. Le président de la Commission de politique extérieure du Conseil national, Andreas Aebi (udc/BE) confirme qu’il n’avait jamais été informé par l’administration fédérale et qu’il trouvait cela «étonnant».

D’une certaine manière, ce projet est en fait déjà en cours. Dans plusieurs pays (notamment en Inde, dans les Emirats arabes unis, en Russie, en Ukraine, aux Philippines et au Royaume-Uni), la Suisse a en effet déjà confié à des sociétés privées – dans le cadre d’essais-pilotes – l’essentiel des procédures qui précèdent l’octroi du visa.

Principal bénéficiaire de ces essais: la firme suisse VFS Global, succursale à 100% du voyagiste Kuoni, dont «La Liberté» a révélé l’an dernier le fabuleux succès. Leader mondial incontesté du «marché de la fabrication des visas», VFS Global gère aujourd’hui les procédures de visas de 41 Etats et elle exploite dans ce but 802 centres de traitement de demandes de visas dans 88 pays! La société est évidemment sur les rangs pour les nouveaux contrats que la Suisse s’apprête à conclure cet été (tous les anciens contrats seront dénoncés). Mais le DFAE assure que la filiale de Kuoni ne sera en aucun cas privilégiée. I

Trois questions à… Gerhard Brügger
L’ambassadeur et chef de la Direction consulaire du ­Département fédéral des affaires étrangères apporte ses explications
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Quelles seront les répercussions de cette privatisation pour le personnel consulaire?
L’externalisation de certains processus ne vise pas à réaliser des économies mais à faire face à deux développements importants: l’augmentation significative du nombre de demandes de visas entre 2009 et 2012, et l’introduction de la biométrie (qui augmente le temps ­d’enregistrement des demandes d’environ 5 minutes par personne). Sans externalisation, ces tâches supplémentaires exigeraient d’importants investissements en matière de personnel et d’infrastructures. L’externalisation ne modifiera pas fondamentalement le travail du personnel consulaire mais lui permettra de se concentrer encore davantage sur l’évaluation des dossiers. Des activités de coaching et de contrôle des partenaires externes vont cependant s’ajouter en vue de garantir le respect des règles fixées contractuellement.

Avec la privatisation, il y a potentiellement – du moins dans certains pays – un plus grand risque de corruption. Qu’allez-vous faire pour l’éviter?
La collaboration avec des prestataires de service externes n’augmentera pas le risque de corruption puisque aussi bien l’examen matériel de la demande que la décision d’octroyer ou non un visa seront du ressort exclusif du personnel de la mission consulaire suisse. Le prestataire de service externe n’exercera ainsi aucune influence sur l’étendue ou la rigueur de l’examen des demandes. Pour chaque activité externalisée, des procédures précises seront en outre définies et leur application surveillée en permanence par le DFAE.

Qu’en est-il de la protection des données?
La question de la protection des données revêt une grande importance dans ce projet. Le partenaire externe ne disposera notamment d’aucun accès aux systèmes informatiques et banques de données suisses ou européens. Les renseignements qu’il enregistre nous seront en effet remis sous forme de CD cryptés, lisibles uniquement par une interface installée dans les consulats. Aucune connexion en ligne ne sera autorisée entre la firme privée et nos représentations. Définis contractuellement, les processus feront par ailleurs l’objet de contrôles réguliers de la part de nos services.

Propos recueillis par MW

Le Courrier, Michel Walter

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