Le monde a changé. L’Inde a gagné une bataille pour les pays en développment, mais pas la guerre pour des règles équitables sur l’agriculture. Ecrit Isolda Agazzi sur les résultats de la ministerielle de l’OMC à Bali. Elle aura tenu tête aux Etats-Unis. Elle se sera mis à dos le reste du monde, qui l’accusait de vouloir un échec à la ministérielle de Bali et la mort de l’OMC. Mais en campant sur ses positions et en se posant en champion de la sécurité alimentaire, l’Inde aura fini par gagner une bataille historique: pousser les 159 membres de l’organisation – et surtout les Etats-Unis – à accepter une « clause de paix » qui va lui permettre de réaliser un programme d’aide alimentaire estimé à 20 milliards USD par an. Cela signifie que les subventions indiennes (et des autres pays en développement) ne pourront pas faire l’objet d’une plainte devant l’organe de règlement des différends de l’OMC. La bataille portait sur la durée de la clause. Et le suspense aura duré jusqu’au bout. Si deux semaines avant la ministérielle Delhi avait accepté que ladite clause soit limitée à quatre ans - mettant tout le monde d’accord - elle avait fait volte-face peu après, laissant planer le doute sur ses intentions. Le 4 décembre, à Bali, coup de tonnerre. Le ministre indien du commerce, Anand Sharma, a annoncé que l’Inde n’accepterait qu’une clause de paix qui dure jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée. C’est à dire, que l’OMC revoie ses règles sur l’agriculture pour permettre aux pays en développement de soutenir leurs paysans et consommateurs pauvres, comme les pays industrialisés le font depuis longtemps - les Etats-Unis, pour ne mentionner qu’eux, à hauteur de 75 milliards USD par an. Mais les Etats-Unis et quelques autres pays, tels que le Pakistan, ne voulaient pas en entendre parler, de peur que l’Inde n’exporte ses céréales subventionnées. Après quatre jours et quatre nuits de négociations, Delhi et Washington sont parvenus à un compromis: une clause de paix de quatre ans, certes, mais avec l’engagement à trouver une solution permanente d’ici là. Une clause qui ne s’appliquera qu’aux programmes déjà existantes – celui de l’Inde et des Philippines, de facto - et ne couvrira que les achats publics de céréales, mais pas d’autres produits agricoles.
A défaut de cet accord de dernière minute, c’est tout le « paquet de Bali » qui allait s’effondrer. A savoir, une déclaration qui réitère le caractère néfaste des subventions aux exportations des produits agricoles des pays industrialisés pour les pays en développement - mais qui n’oblige pas ceux-ci à les réduire. Sentant peut-être le vent tourner, le Conseil national suisse s’est d’ailleurs empressé, le 4 décembre, d’augmenter la « loi chocolatière » de 70 à 78 millions de francs par an… Les deux autres piliers du « paquet de Bali » contiennent un accord sur la facilitation du commerce et un paquet pour les Pays les moins avancés (PMA). Sous la pression des pays industrialisés, même les 49 pays les plus pauvres de la planète - qui ont d’autres priorités que moderniser et informatiser les douanes - ont fini par accepter l’accord sur la facilitation du commerce, après avoir obtenu des flexibilités jugées suffisantes et la garantie d’une aide pour sa mise en oeuvre. Quant au paquet pour les pays les moins avancés, il a été tellement dilué par rapport aux propositions initiales que plus personnes n’y voyait d’objections. Il contient notamment des engagements très vagues à réduire les subventions des pays industrialisés à leurs producteurs de coton et un accès au marché accru pour les produits des PMA.
A l’heure où le rideau tombe sur la ministérielle de Bali, ou va, ou plutôt devrait aller l’OMC? L’Inde a remporté une bataille décisive, mais elle n’a pas gagné la guerre. Les règles sur l’agriculture sont inéquitables et dépassées. Elles permettent aux pays industrialisés de subventionner leurs agriculteurs à hauteur de centaines de milliards de dollars, mais interdisent aux pays en développement de faire de même. Or le monde a changé et l’Inde et les autres pays en développement demandent des choses pourtant évidentes, comme d’ajuster les prix de référence utilisés pour calculer les subventions, fixés il y a trente ans, au niveau actuel, nettement plus élevé. Si les subventions indiennes étaient calculées selon les prix actuels du marché, Delhi ne dépasserait probablement pas les limites autorisées…
L’élimination des subventions agricoles est la principale raison pour laquelle les pays en développement veulent conclure le cycle de Doha. Tant que celui-ci ne sera pas terminé, les pays industrialisés doivent se garder de remettre sur la table des sujets pourtant rejetés par les pays du Sud il y a plus de dix ans, comme la libéralisation des investissements, des marchés publics et du droit de la concurrence. Ils ne doivent pas négocier en petit groupes des accords auxquels ils vont essayer de rallier ultérieurement les pays en développement, comme l’accord international sur le commerce des services – TISA.
Le monde a changé et la ministérielle de Bali l’a prouvé, une fois de plus. L’Inde a réussi à ouvrir la brèche de la réforme du commerce international des produits agricoles, prouvant ainsi que le rôle de l’OMC n’est pas seulement de libéraliser, mais aussi de fixer des règles valables pour tous.
Isolda Agazzi (à Bali), responsable du dossier commerce à Alliance Sud
0 commentaire à “L’OMC ouvre une brèche en faveur de la sécurité alimentaire”