Ce traité qui menace la démocratie

ÉCONOMIE • Les Etats-Unis et l’Union européenne négocient en secret un «partenariat» qui doit renforcer les droits des entreprises. Mais la résistance prend forme.

Depuis lundi, Bruxelles est en ébullition. Hauts fonctionnaires américains et européens se rencontrent pour la quatrième fois afin de négocier le Traité transatlantique (TTIP), appelé officiellement Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement.

En effet, après des années de discussions préliminaires en coulisse entre hauts fonctionnaires, industriels et financiers, c’est Barack Obama qui en avait très officiellement donné le coup d’envoi en février 2013. «Le contexte économique actuel nous oblige à unir nos forces (…)», lui a répondu José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, l’organe qui négocie pour le compte des vingt-huit Etats de l’Union européenne (UE). Les études commandées par la Commission en attendent une croissance économique supplémentaire de 0,5% par an… à partir de 2028. Les hypothèses de Barroso – apôtre de l’austérité – sont bien modestes et pourraient, en outre, être prises en défaut, car ce type d’études ne prend jamais en compte les chocs produits par les traités commerciaux.

La première bataille est celle des normes de production car les Européens partent de plus haut en matière agricole, de santé publique et de protection de l’environnement. Au-delà, le TTIP marquerait une nouvelle étape du processus de privatisation au profit des multinationales. Cette fois, Américains et Européens veulent donner aux firmes le droit de traduire les Etats en justice, sans assurer la réciproque. «Les entreprises pourront obtenir une compensation si un Etat prive l’une d’entre elles d’un investissement qu’il avait préalablement autorisé. Rien de plus», relativise le lobbyiste Pascal Kerneis, cheville ouvrière du Forum européen des services (FES). «Il y a tout à parier que la définition la plus large sera retenue: l’investissement classique mais aussi les actions, les obligations et tous les instruments spéculatifs; sans oublier la propriété intellectuelle, foncière et les ressources naturelles», réplique Susan George, présidente honoraire d’Attac. En somme, il s’agit d’attribuer un droit de veto visant toute décision publique.

L’ALENA pour modèle
C’est d’ailleurs cette interprétation qui est poussée par les représentants des firmes privées. «La partie américaine devrait être capable d’expliquer clairement pourquoi une définition large de l’investissement est nécessaire; ainsi que les dangers des exemptions superflues que souhaite le parlement européen en matière sociale, environnementale et de régulation», écrit Peter H. Chase, vice-président de la Chambre américaine du commerce en Europe1. Des propos similaires ont été tenus par les lobbyistes européens, comme l’indiquent deux associations – l’Observatoire européen des entreprises (COE) et l’Institut transnational (TNI) –, qui ont obtenu auprès de la Commission les comptes rendus des conciliabules que hauts fonctionnaires et lobbyistes ont tenus en amont des négociations officielles2.

L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui lie les Etats-Unis au Canada et au Mexique depuis 1994, sert de matrice aux négociateurs réunis à Bruxelles. Les procès intentés à l’initiative des firmes «sont tenus en dehors des tribunaux américains auprès des structures d’arbitrage international de la Banque mondiale et des Nations Unies», sans aucun contrôle ni limite dans le montant des compensations, note Public Citizen, l’association américaine de protection des citoyens3. «Parce que ce mécanisme élève les firmes privées et les investisseurs au même statut que celui des gouvernements souverains, il revient à privatiser le système judiciaire», ajoute l’association. Ce dernier est biaisé en faveur des firmes, sans possibilité d’appel. Pour le moment, 14 milliards sont en jeu avec les procès en cours. Ceux-ci portent sur des questions environnementales, d’énergie, de santé publique, d’utilisation de terres et de politiques de transport; aucun n’est lié à des questions commerciales traditionnelles4. Ainsi, par exemple, l’américaine Lone Pine Ressources réclame 250 millions de dollars car le Québec a interdit l’exploitation du gaz de schiste par fracturation hydraulique.

«Les Etats-Unis pourraient chercher à imposer ce modèle durant les négociations avec l’UE», reconnaît Pascal Kerneis. Washington a intégré la protection des investissements dans tous ses traités bilatéraux. Conséquences: 514 plaintes ont été formulées auprès de 95 Etats, et l’Equateur a écopé d’une pénalité record de 1,8 milliard de dollars en faveur de la compagnie pétrolière Occidental, pour avoir mis fin à un contrat d’extraction d’or noir5. Dans ce cadre bilatéral, les pays d’Europe de l’Est sont aujourd’hui les plus poursuivis. A Bruxelles, pourtant, les négociateurs jurent que les Etats membres n’ont rien à craindre.

La Commission européenne a néanmoins consenti à suspendre le volet investissements durant trois mois, le temps de mener des débats savamment mis en scène. Sauf que ces derniers sont encore dominés par des lobbyistes et par les représentants des secteurs industriels et financiers. En outre, cette disposition n’est pas suspendue dans les traités liant déjà l’UE au Canada ni dans ceux en cours de négociation (Japon, Chine, Vietnam, Malaisie), facilitant un éventuel contournement.

«Cela ressemble à une manœuvre à quelques mois des élections pour renouveler le parlement européen. Les négociateurs craignent par-dessus tout que la campagne électorale, qui s’achèvera fin mai, ne devienne un référendum contre le Traité transatlantique», analyse Raoul-Marc Jennar, spécialiste des accords commerciaux internationaux, qui fut l’un des artisans du «non» français au référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen.

La riposte s’organise
En effet, depuis l’été dernier, les contestations se multiplient: en France, une coordination regroupe désormais quarante associations, syndicats et partis politiques; les Régions d’Ile-de-France et de Provence-Alpes-Côte d’Azur se sont prononcées contre le Traité; les parlementaires néerlandais et britanniques ont adopté une attitude hostile; au parlement de Strasbourg, les Verts, la Gauche et une grande partie du groupe socialiste ont fait de même, tandis que des manifestations ont eu lieu en Belgique et en Allemagne. La prise de conscience des dangers du Traité transatlantique est en train de s’étendre en Europe.

1. The United States, European Union and International Investment, juillet 2011
2. «Transatlantic corporate bill of Rights» (juin 2013), rapport à lire sur www.corporateeurope.org ou www.tni.org
3. «Table of foreign investor-state cases and claims under nafta and other U.S. trade deals», rapport disponible sur citizen.org, mars 2013.
4. Idem.
5. Chiffres issus du Rapport 2013 des investissements dans le monde, Commission des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED).

Le patronat suisse jaloux

A l’annonce de l’ouverture de négociations commerciales exclusives entre les Etats-Unis et l’Union européenne (UE), les deux principaux clients des entreprises exportatrices de la Confédération helvétique, un frisson a parcouru les rangs des patrons de Genève à Zurich. Economiesuisse a invité fermement, dès le mois de mars 2013, «le Conseil fédéral à démarrer des entretiens exploratoires avec les Etats-Unis en vue de la conclusion possible d’un accord de libre-échange».

Le patronat helvétique craint d’être marginalisé si la plus grande zone de libre-échange voit le jour avec ses 800 millions de consommateurs et son poids (près de 50% du produit intérieur brut mondial). Les entreprises exportatrices suisses risquent de faire face à des conditions moins favorables que leurs concurrentes européennes pour l’accès au marché américain. Ces dernières pourraient renoncer à faire appel à des fournisseurs situés hors de l’UE.
En outre, les firmes helvétiques auront aussi l’obligation de respecter de nouvelles normes qui auront été fixées sans eux… Leurs homologues mexicaines et canadiennes nourrissent exactement les mêmes peurs.

Malgré l’incertitude qui règne encore, une étude de l’IFO-Institut de Munich classe la Suisse parmi les perdants du futur accord commercial1. Celle-ci prévoit « une diminution de près de 4% du niveau de prospérité helvétique» et la perte de «8000 places de travail». Il ne s’agit que d’un ordre de grandeur. Mais, en fonction du contenu du texte final, les répercussions pourraient se faire ressentir dans les secteurs des machines-outils, de la chimie, de la pharmacie et de la sous-traitance automobile. Ce qui est sûr, c’est qu’en se rapprochant les deux mastodontes de l’économie mondiale prouvent qu’ils ne sont pas d’humeur à faire des concessions.

Le groupe libéral-radical au Conseil national a demandé, l’an dernier, que soient étudiés les effets sur les entreprises d’un tel accord commercial et «s’il y a lieu d’entamer également des négociations avec les Etats-Unis en vue d’un accord de libre-échange», après la tentative avortée en 2006 en raison des pertes prévues dans l’agriculture helvétique. Le même groupe parlementaire a déposé, en juin dernier, un postulat sur le même thème qui a débouché sur un avertissement clair du gouvernement: «Un tel accord est susceptible de compromettre la capacité concurrentielle des entreprises suisses (…).» Si bien que le Conseil fédéral va «suivre de près le dialogue entre les deux parties» et, le cas échéant, examiner «les conditions auxquelles la Suisse pourrait adhérer à un éventuel partenariat transatlantique». Visiblement, ce ne sont pas les dangers que fait courir sur la démocratie le futur traité liant les Etats-Unis et l’UE qui semblent préoccuper les politiques suisses au pouvoir.

1. L’Agefi, 31 juillet 2013.

MACHINES DE GUERRE NÉOLIBERALES

Le Traité transatlantique n’est pas le seul accord négocié dans l’opacité. Ces dernières années, plusieurs mobilisations ont vu le jour pour lutter contre des accords de ce type.

> AMI: l’Accord multilatéral sur l’investissement a été négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les vingt-neuf pays membres de l’OCDE. Véritable machine de guerre néolibérale et liberticide, il s’attaquait notamment au droit de grève. Son «outing» et le mouvement social qui a suivi ont abouti à son abandon en 1998. Le TTIP (ou TAFTA) est en quelque sorte son enfant naturel.

> ACTA: l’Accord commercial anticontrefaçon est en fait, contrairement à son intitulé, un traité portant sur la propriété intellectuelle. Lui aussi a été négocié en catimini, avant d’être rendu public sous la pression de la société civile. Problématique car défendant les intérêts des «majors» au détriment des libertés publiques, il a été rejeté par le parlement européen en juillet 2012.

> ALENA: l’accord de libre échange nord-américain est entré en vigueur en 1994. Il est la cause de la révolte zapatiste.

> Le Traité constitutionnel européen: refusé par les Français en mai 2005, il a été imposé sous une forme édulcorée en 2008 via le Traité de Lisbonne, au terme d’un débat démocratique lacunaire.

> Partenariat transpacifique: lui-aussi négocié en secret entre douze pays de la zone Pacifique. Wikileaks a révélé en novembre 2013 une partie de cet accord qui privatise toute une série de biens communs. PBH

JEUDI 13 MARS 2014, Olivier Vilain, Le Courrier

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