Une expérience de solidarité qui donne le goût de transformer la société

Jean-Louis Sagot-Duvauroux : « Une expérience de solidarité qui donne le goût de transformer la société »
Philosophe et écrivain, Jean-Louis Sagot-Duvauroux développe l’idée d’un nouveau rapport au tout-marchand, passant par des initiatives locales inédites et probantes.

Jean-Louis Sagot-Duvauroux est un des premiers à avoir ouvert le débat sur la gratuité, avec son livre Pour la gratuité, en 1995. Avec Magali Giovannangeli, présidente de la communauté d’agglomération du Pays d’Aubagne et de l’Étoile, il a coécrit Voyageurs sans ticket, liberté, égalité, gratuité (1).

En 2009, lorsque la ville d’Aubagne a lancé la gratuité des bus, elle s’est heurtée au scepticisme. Comment l’expliquer ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux. Faire advenir une idée nouvelle provoque du débat. Tant mieux. Depuis quatre ans, l’expérience a prouvé son efficacité sociale, économique, écologique, humaine. La gratuité de tout est sans doute une chimère, mais un certain nombre de besoins essentiels de l’être humain, comme la santé, l’éducation, les déplacements ou l’eau, peuvent être, sont déjà, par endroits ou en partie, rendus libres d’accès pour tous. Dans les bus d’Aubagne, le chômeur et le notaire sont égaux. Là, l’égalité devient concrète. C’est rare et précieux. Créer des espaces publics où chacun est à égalité sans considération de revenus, c’est une invention politique très désirable et qui peut faire école.

Quelle est votre définition 
de la gratuité ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux. Ce qui est libre d’accès, ce qui ne dépend pas de ce que nous avons dans la poche. La gratuité est une alternative à la façon marchande d’accéder à un bien, soit par la profusion de la nature, par exemple la lumière du soleil, soit par des inventions politiques comme la Sécurité sociale ou l’école gratuite. Ces politiques ont un coût. Mais la révolution est ailleurs. Elle se niche dans la nature de l’accès au bien concerné. Avec la gratuité, c’est « à chacun selon ses besoins » et non plus « à chacun selon ses moyens ». D’une certaine manière, le gratuit est l’axe de notre vie. Une partie de notre temps est vendue sous forme de force de travail. L’autre partie est sans prix. Pour tout le monde, ce qui est sans prix prime sur ce qui est évaluable monétairement. L’amour de nos enfants est plus important que le chariot du supermarché. L’illusion d’optique liée à l’emprise du marché sur les esprits nous empêche d’en être conscients.

La liberté que procure la gratuité serait-elle aux avant-postes de la question politique ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux. L’émancipation humaine, c’est-à-dire la liberté en marche, est le fondement du projet communiste initial. La gratuité émancipe du marché et du « chacun pour soi » qu’il porte en lui. Elle émancipe aussi du contrôle policier qui devient inutile. Les anciens communistes parlaient de « dépérissement de l’État ». Pour la doctrine libérale, le maximum de liberté a été atteint grâce au « libre » marché, à la « libre » entreprise, à l’État représentatif, à la consommation comme clef du bien-être, au modèle occidental. Or il existe, dans beaucoup de domaines, souvent localement, des expériences qui s’affranchissent de ce bornage. Dans la région parisienne, la répression très spectaculaire de la « fraude » dans les transports en commun est sans doute la forme la plus prégnante de l’intimidation policière des couches populaires, principalement des jeunes et, parmi eux, de nos jeunes compatriotes noirs ou arabes. Pourquoi ne pas permettre partout et par principe aux moins de vingt-cinq ans de circuler gratuitement ? Ils paieront bien nos retraites. Voilà une vraie revendication populaire alternative. Déjà, on a constaté que l’abolition du zonage le week-end avait fait diminuer les tensions à la gare du Nord, porte d’entrée de la capitale pour les quartiers les plus populaires d’Île-de-France.

D’après vous, l’idée de gratuité 
est-elle révolutionnaire ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux. C’est une expérience de solidarité qui donne le goût de transformer la société. Les tenants du capitalisme nous rabâchent que l’homme ne fonctionne qu’à la cupidité. Faux ! On sait très bien fonctionner aussi à la solidarité. Le problème est que l’argent, invention humaine, est devenu leur maître. La gratuité montre qu’on peut remettre l’argent à sa place, bon esclave, mauvais maître. Les forces qui se recommandent d’une alternative au libéralisme gagneraient à faire l’inventaire des expériences qui ont franchi les frontières dans lesquelles le système enferme la liberté. La gratuité en fait partie. Cet inventaire ouvrirait l’action sur des perspectives politiques et idéologiques moins dépressives que la récrimination contre le malheur des temps.

(1) Éditions Au Diable Vauvert, 2012.
Entretien réalisé par I. D.
Lundi, 30 Décembre, 2013, L’Humanité

Magali Giovannangeli - Jean-Louis Sagot-Duvauroux

ISBN : 2846264333
Éditeur : Au Diable Vauvert (2012)

Résumé : Quand le principe de la gratuité des transports publics est proposé aux citoyens de la communauté d’agglomération du Pays d’Aubagne et de l’Étoile, les réactions de défiance sont nombreuses. Si pour certains la gratuité est une composante essentielle de l’existence humaine, d’autres se demandent si elle ne dévalorise pas ce qu’elle touche – c’est gratuit donc sans valeur –, ou si elle ne conduit pas à se croire tout permis.

L’expérience engagée en 2009 lève les réticences et se solde par une progression spectaculaire de l’usage des transports publics, des circulations nouvelles entre les citoyens et les territoires, le tout sans coût supplémentaire pour les habitants.
Plaidoyer pour la gratuité, ce document est d’abord le récit d’une innovation politique réussie. Explorant les diverses implications de cette expérience, il propose une réflexion stimulante sur la faisabilité de politiques alternatives au tout-marchand. Il ouvre sur une pensée politique qui croise radicalité de gauche, inspiration libertaire, fécondité de l’utopie quand elle transforme la réalité. Le XXIe siècle est-il en train de défricher de nouvelles voies d’émancipation ?

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