CFF Cargo: le pouvoir de dire «non»

LIEUX DE CONTESTATION • Du 7 mars au 8 avril 2008, toute la Suisse a eu les yeux rivés sur les 430 ouvriers de Bellinzone. Après une lutte implacable, ils sont parvenus à faire plier les CFF.

«Giù le mani dalle officine!» «Bas les pattes des ateliers!»

Le 7 mars 2008, plus de 400 ouvriers scandent ce slogan dans l’immense atelier de CFF Cargo à Bellinzone. Leur cri résonne, déterminé, et se double de sifflets lorsque entre le directeur de l’entreprise, Nicolas Perrin, venu expliquer le plan de restructuration qui prévoit le démantèlement et la délocalisation des activités de l’atelier. «Via, via, via!» «Dehors!» Les ouvriers ne lui laissent pas l’occasion de se justifier. Il repart très vite par la petite porte, escorté de deux sécuritas.

Au micro, Gianni Frizzo interroge ses collègues: «Vous voulez la grève: oui ou non?» Les 430 ouvriers se lèvent comme un seul homme. C’est oui. «Nous ne faisons que défendre nos places de travail. Avec humilité et dignité.» Un peu malgré lui, Gianni Frizzo devient la voix et le visage des grévistes. Durant les trente-trois jours qui suivent, les ouvriers de Bellinzone tiendront bon et susciteront un soutien populaire massif, d’abord au Tessin puis à travers toute la Suisse. Aujourd’hui, ils sont surtout fiers d’une chose: avoir gardé la tête haute face à ceux qui voulaient les faire taire.

Au final, ils obtiendront qu’aucun licenciement ne soit prononcé et qu’aucun ouvrier n’ait à subir de conséquence négative de la grève.

«La lutte paie»
Voilà trente-cinq ans que Gianni Frizzo travaille aux ateliers. Aujourd’hui, il préside la commission du personnel. Pour l’interview, il est venu accompagné de trois autres figures de la grève: Sandro Marci – vingt-six ans de travail auprès des CFF et membre de la commission du personnel – s’occupe de la manutention de l’électricité. Mauro Beretta, lui aussi à la commission du personnel, est là depuis 1988, et travaille sur les circuits hydrauliques et de réchauffement. Matteo Pronzini, enfin, représente Unia auprès des ateliers depuis 2000.

Tous les quatre tiennent à délivrer un message clair: «La lutte paie.» «Nous avons retiré des enseignements de notre expérience, sourit Gianni Frizzo. Pour commencer, il faut savoir dire non. Toujours écarter le doute avant d’accepter quoi que ce soit. Ensuite, refuser que d’autres décident pour toi, et, enfin, savoir allier la lutte aux discussions. Sinon, tu en restes aux paroles.»

Des principes auxquels les grévistes de CFF Cargo se sont tenus, et qui expliquent en partie comment leur action a pu tenir la route. «Mais il y avait quelque chose de plus», souligne Matteo Pronzini. «Ici, nous avons vécu une sorte de Big Bang. Tous les éléments étaient présents pour permettre cette grève, et soudain, ils ont réagi ensemble.»

Car, comme l’explique Mauro Beretta, «tout ça couvait depuis des années». Pour les quatre hommes, les emplois étaient menacés depuis longtemps. En 1976, l’idée de fermer une partie des ateliers avait été déjà émise. En 2000, la perte du statut de fonctionnaires avait également mis un coup au moral des ouvriers. Depuis plusieurs années, CFF Cargo flirtait avec les chiffres rouges.

Les étiquettes ont sauté
A cette explication psychologique s’ajoute le large soutien dont les grévistes ont tout de suite bénéficié. «Tout le monde ici a de la famille qui travaille aux ateliers», analyse Sandro Marci. La restructuration n’affectait pas seulement 430 employés, mais une région entière.

Les anciens grévistes sont formels: «Si les CFF avaient lâché le Tessin, on n’aurait eu aucune alternative. Tout ici se serait effondré.» Les ateliers, pour les habitants, représentent plus qu’une source d’emplois. Ils font partie de l’identité locale.

Un attachement si fort que le mouvement a fait descendre jusqu’à 10 000 personnes dans les rues. A Bellinzone et jusqu’à Berne, où il a fallu trois trains pour emmener les manifestants sur la place Fédérale. Le temps d’un mois, les yeux de la Suisse ont été rivés sur Bellinzone.

Au Tessin, la cause était soutenue par tous les partis politiques. Le Conseil d’Etat et Le Grand Conseil faisaient front derrière les ouvriers. Les étiquettes cédaient la place à un objectif commun: sauver les ateliers. Une transversalité qui a participé au succès du mouvement.

Se rebeller face à l’arrogance
Du côté des CFF, les appels à cesser la grève se sont faits de plus en plus insistants. Le 28 mars, leur directeur Andreas Meyer a même lancé un ultimatum aux grévistes. Le conseil d’administration a proposé une suspension de la restructuration, le temps des négociations. Mais seul le renoncement à la délocalisation et à la privatisation pouvait convaincre les grévistes.

«Tu ne peux pas négocier la souffrance d’un autre, déclare Gianni Frizzo. Avec quel courage aurait-on pu dire oui à un plan prévoyant le licenciement de collègues?» Aucune concession n’a été accordée et le mouvement n’a pas faibli, même si les anciens grévistes admettent qu’il y a eu des moments difficiles.

«On nous a parlé de paix sociale. Mais qu’est-ce que ça veut dire?» s’exclame Gianni Frizzo. «Nous revendiquons le droit de nous rebeller face à l’arrogance, face à ceux qui veulent nous détruire. Qui demande la paix du travail? D’abord ceux qui rationalisent et virent les gens comme bon leur semble.» Les autres acquiescent, animés par une soif de justice sociale.

Tournés vers l’avenir
Pour soutenir le discours des ex-grévistes, une association est née. «Giù le mani dall’officina di Bellinzona» a trois objectifs: le développement des ateliers, la promotion d’un pôle industriel et technologique sur place et la promotion de réflexions syndicales, démocratiques et pluralistes pour le développement d’une société solidaire.

Le pôle technologique a été soutenu par l’entier du Grand Conseil tessinois. Mardi dernier, les membres du comité de grève – réunis dans l’organisation de l’association – se rencontraient pour préparer l’inscription de ce pôle au registre du commerce.

Aujourd’hui affectés au service de la division «Voyageurs» des CFF, et non plus de la branche «Cargo», les ouvriers restent prudents. Car la volonté de rationaliser leur travail ne faiblit pas du côté des CFF. «Rien n’est jamais acquis», soupirent-ils. Ils ont connu trop de hauts et de bas pour se croire totalement sauvés, mais leur énergie est toujours là. «Les armes ne sont pas rangées très loin, on continuera toujours à se battre», conclut Gianni Frizzo.

Trente-trois jours de résistance

Vendredi 7 mars
Face à la décision de CFF Cargo de mener une profonde restructuration, les 430 ouvriers des ateliers de Bellinzone se mettent en grève.
«Nous ne sortirons d’ici que lorsqu’ils nous auront dit qu’aucun poste ne sera supprimé», lance Matteo Pronzini, représentant d’Unia. C’est le début d’un long mois pour les ouvriers, qui s’organiseront pour maintenir un piquet de grève vingt-quatre heures sur vingt-quatre et se battront jusqu’à faire revenir les CFF sur leur décision de délocaliser et de privatiser la majeure partie des ateliers.

Samedi 8 mars
En moins d’une journée, la grève a déjà acquis un large soutien auprès de la population. Huit mille personnes défilent dans les rues de Bellinzone. Le cortège s’aventure jusque sur les voies de la gare, où une poignée d’hommes bloque les voies devant les sifflets glaçants des trains.

Lundi 10 mars
Moritz Leuenberger, conseiller fédéral en charge des Transports, s’adresse au Conseil national et indique «comprendre l’indignation des ouvriers». «Mais la situation de CFF Cargo est si grave que des mesures d’assainissement d’imposent.»
Au Tessin, le porte-parole du mouvement, Gianni Frizzo, s’adresse au Grand Conseil. A la suite de son discours, les 74 députés adoptent une résolution par laquelle ils demandent au Conseil fédéral de faire pression sur les CFF afin qu’ils renoncent aux coupes dans le personnel des ateliers.

Samedi 15 mars
Un face à face est organisé entre les grévistes et le directeur des CFF, Andreas Meyer. Celui-ci arrive à Biasca sous la protection de plusieurs agents de police. Le municipal Ivan Cozzaglio le «reçoit»: «Au nom de la population, je dois vous dire que votre présence dans notre commune n’est pas la bienvenue. Vous serez accueilli à bras ouverts, mais dès que nous aurons trouvé une solution qui convienne à notre commune, à notre canton et à nos ouvriers.» Aucune des deux parties ne cède.

Dimanche 30 mars
Un «fleuve humain» déferle sur Bellinzone, les organisateurs évoquent le chiffre de 1 000 personnes. Malgré plusieurs jours difficiles et l’annonce d’un ultimatum par les CFF, le mouvement tient bon.

Mercredi 2 avril
«Il est inadmissible que des ouvriers et leurs familles paient pour les erreurs de managers incapables», s’exclame Sandro Marci, membre du comité de grève. Le gréviste appelle ces mêmes managers à s’asseoir à la table des négociations et à «respecter la cause des ouvriers». Au vu de l’insistance du Conseil d’Etat tessinois, le Conseil fédéral accepte une rencontre avec les grévistes.

Samedi 5 avril
Ce jour-là, enfin, les CFF reculent et abandonnent le plan de restructuration des ateliers de Bellinzone. Cette décision se prend à Berne, après une rencontre menée par le médiateur Marco Solari entre toutes les parties. Une table ronde devra encore préciser les modalités de l’accord, mais la requête de retrait total du plan de restructuration est acceptée. «Justice est faite, il y a un futur pour les ateliers!» conclut Gianni Frizzo. La grève se termine comme elle avait commencé, par un vote à l’unanimité.

A voir: «Giù le mani», documentaire de Danilo Catti, 2008, 87 minutes.
A lire: «Giù le mani dalle officine», Simone Berti et alii, 176 p., 2008.

Le Courrier, 30 AOûT 2014, Laura Drompt

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