Représentée par quinze filiales dans l’est et le sud-est de la France, La Poste cumule 900 emplois pour un chiffre d’affaires de 80 millions de francs.
Depuis 2004, La Poste Suisse s’est lancée sur le marché du transport en France à travers une filiale longtemps déficitaire. Plusieurs actions en justice sont en cours.
Voilà dix ans que La Poste Suisse s’est lancée sur le marché français des transports publics. Et, depuis plusieurs années, la concurrence gronde. Plusieurs plaintes sont d’ailleurs actuellement instruites, tant de la part des autres transporteurs que de La Poste, les premiers pour concurrence déloyale, la seconde pour diffamation. Ces affaires devraient trouver un dénouement d’ici à l’été prochain.
C’est donc à travers la société CarPostal France que La Poste Suisse développe ses activités dans l’Hexagone. Représentée par quinze filiales dans l’est et le sud-est de la France, elle cumule 900 emplois pour un chiffre d’affaires de 80 millions de francs. Mais cette activité fait grincer quelques dents, notamment depuis qu’un rapport du cabinet de conseil Deloitte a révélé que CarPostal France était parvenu à ce résultat grâce au soutien financier de La Poste.
Marché de l’Isère obtenu à perte
Ce document, que Le Matin Dimanche s’était procuré en juin dernier, indique que La Poste a épongé les pertes de sa filiale à hauteur de 22,3 millions d’euros entre 2010 et 2012 sous forme d’abandons de créances et a engagé sa responsabilité pour des contrats pluriannuels durablement déficitaires.
Plusieurs opérations sont par ailleurs pointées du doigt, par exemple le rachat par CarPostal France du parc de véhicules de sa filiale CarPostal Interurbain en juin 2010. Six mois après l’acquisition à hauteur de 21,1 millions d’euros, les bus se sont vus réévalués, perdant plus de 4 millions d’euros de leur valeur. Le rapport – réalisé à la demande des concurrents – souligne également que les filiales françaises sont structurellement sous-capitalisées.
Une situation que dénoncent plusieurs entreprises, parmi lesquelles Cars Faure, Cars Berthelet et Réunir Dauphiné. Jusqu’à présent, leurs recours en justice contre l’attribution de marchés publics à CarPostal n’ont jamais abouti. Malgré ces échecs, ils viennent de déposer deux nouvelles plaintes et espèrent obtenir gain de cause en se battant non pas sur l’adjudication des contrats, mais sur la question de la concurrence déloyale.
«CarPostal France propose des prix à perte sur certaines lignes», indique Xavier Vahramian, avocat-conseil de certains des concurrents. «Avec de tels prix, l’entreprise capte des marchés sur lesquels il est impossible de régater. En touchant des sommes incroyables de La Poste Suisse, CarPostal casse les prix. Au final, c’est toute la branche qui se retrouve désorganisée.»
«Des accusations infondées»
Les activités en Isère de CarPostal Interurbain sont notamment visées. La société aurait, selon l’avocat, concouru à perte puis augmenté ses tarifs par une passation d’avenants, une fois le marché remporté.
«Il est vrai que nous avons un litige avec nos concurrents en Isère, notamment avec le groupe Berthelet, qui a perdu des parts de marché face à nous», réagit Beat Mueller, directeur du marché international du groupe CarPostal. «Nos concurrents ont mal supporté notre entrée sur la scène française. Nous sommes accusés de dumping, ce qui est totalement infondé. Nous avons d’ailleurs instruit une plaine pour diffamation auprès du Tribunal de grande instance de Paris.»
Selon le directeur, les accusations reposent sur un seul appel d’offres. «Nous n’avons aucune systématique d’offre au-dessous des prix du marché, ni aucune logique agressive. Au contraire, nous fonctionnons sur un mode très ‘suisse’, qui se veut plutôt prudent», explique-t-il. Reconnaissant que les sociétés françaises du groupe ont connu des années de vaches maigres, il estime que cette situation correspondait à une entrée sur un marché difficile et qu’elle est désormais dépassée. «On nous ressort de vieux chiffres, mais aujourd’hui, CarPostal France est profitable. Depuis trois ans, nous ne faisons plus de pertes.»
Une affirmation qui va à l’encontre des résultats de l’étude de Deloitte. Pour les experts-comptables, CarPostal France aurait été très largement déficitaire en 2010, 2011 et 2012 sans les aides financières de la maison-mère.
«Deloitte ne donne qu’un résultat partiel», conteste Beat Mueller. «En France, le droit fiscal nous oblige à étaler les pertes plusieurs années alors que, selon la norme comptable internationale, en cas de mauvaise année, il faut reconnaître ses pertes puis partir sur des bases propres. Ce qui importe, ce sont les comptes déposés en Suisse, et ils sont sains, comme l’a confirmé en août dernier le Conseil fédéral dans une réponse à une interpellation parlementaire.»
«Où est l’intérêt du public suisse dans tout ça?»
A Berne, l’alerte a été relayée par Guillaume Barazzone (pdc/GE) auprès du Conseil national. Dans une motion et dans une interpellation déposées en juin dernier, il rappelle les objectifs de La Poste Suisse, définis par le Conseil fédéral: dans le secteur d’activité «trafic voyageurs», La Poste «peut poursuivre ses activités à l’étranger à condition que les risques restent supportables et qu’une rentabilité durable soit garantie». Par ailleurs, ces développements doivent «renforcer l’activité principale de La Poste en Suisse» et se faire «dans l’intérêt d’une concurrence équitable».
Or, au regard des 22 millions d’euros de pertes épongées par la maison-mère entre 2010 et 2012, Guillaume Barazzone doute que ces critères soient respectés dans les activités de CarPostal France. Appuyé par douze cosignataires de nombreux bords politiques, il a donc demandé au Conseil fédéral si une dérogation aux principes de «risques supportables» et de «rentabilité durable» avait été accordée à Car Postal.
Affirmant dans sa réponse que CarPostal France «affiche désormais des résultats positifs», le Conseil fédéral reconnaît toutefois que sa rentabilité reste inférieure aux résultats de son pendant suisse et enjoint à La Poste de «prendre des mesures pour améliorer la rentabilité des sociétés étrangères du groupe».
Sur la question de la concurrence équitable, le Conseil fédéral estime que les possibilités de recours juridiques contre les adjudications d’appels d’offres suffisent à prévenir les risques.
Selon Christian Levrat, président du Parti socialiste et conseiller aux Etats (FR), la question de fond réside dans le troisième point: «À l’échelle d’un groupe qui fait 8 milliards de chiffre d’affaire par année, les sommes mises en jeu par La Poste en France sont plutôt marginales. En revanche, je ne comprends pas où est l’intérêt du public suisse dans tout ça. Il n’y a pas de synergie à opérer, ni de transfert de technologie, comme cela a pu être le cas avec Swisscom, qui s’était lancée en Italie avec Fastweb afin d’étendre son réseau de fibre optique. Là, c’est même le contraire: nous faisons bénéficier la France de nos compétences!»
Selon le conseiller aux Etats, il incombe au parlement de veiller à ce que La Poste ne s’éloigne pas de sa mission principale, en allant chercher des contrats toujours plus loin en France. «D’ailleurs, ajoute-t-il, au mois de mars sera publiée la liste de tous les appels d’offres auxquels La Poste a participé. Je l’attends avec beaucoup d’intérêt. L’année dernière, j’étais intervenu parce que CarPostal voulait se lancer sur Toulouse et Montpellier… On peut vraiment se demander ce que La Poste a à y faire.»
COMMENTAIRE
La Poste doit revenir à l’essentiel
Une maison-mère qui vient en aide à une filiale sous forme d’abandons de créances, le temps qu’elle entre sur un marché difficile: le scénario n’est pas totalement abracadabrant. Sauf lorsqu’on parle de dizaines de millions d’euros, investis par La Poste Suisse, afin de développer un réseau de transports publics en France.
Que va donc faire une société anonyme de droit public sur un marché étranger et avec des contrats notoirement déficitaires? À l’heure où les bureaux de poste ferment à tour de bras, où il est envisagé que les maisons isolées ne bénéficient plus de la tournée du facteur, où les journaux doivent donner de la voix jusque devant les tribunaux pour contester des hausses tarifaires injustifiables, l’idée que La Poste aille dépenser des millions sur des lignes de bus en France reste en travers de la gorge.
Il est temps de lui fixer des priorités – et de faire respecter celles déjà existantes. Ses objectifs ne devraient pas être la captation de marchés internationaux excentrés, mais le maintien d’un service universel de qualité en Suisse. Une évidence que le parlement, et plus largement le monde politique, devra peut-être se charger de lui rappeler dans un futur proche.
Le Courrier, 09.01.2015, Laura Drompt
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