ÉCHOS DE TUNIS (I) • Le Forum social, tenu à fin mars, s’est penché sur la réalisation d’activités d’intérêt public par des privés. Un mariage qui ne fait qu’un heureux.
Que cache réellement l’étiquette du Partenariat public privé (PPP)? Dans le sillage des plans d’austérité, cet amical intitulé remplace de plus en plus l’injonction à la privatisation pure et simple, trop décriée ou, parfois, déjà réalisée. Mais y a-t-il une différence autre que sémantique, se sont interrogés les militants réunis à fin mars à Tunis pour le Forum social mondial? Quel bilan peut-on tirer des expériences qui ont vu le privé se substituer à l’Etat dans la fourniture de biens publics ou le développement de secteurs essentiels?
Patron d’Alliance Sud, la coalition des grandes ONG helvétiques, Peter Niggli fait remonter la vogue des PPP au constat d’échec des premières privatisations ordonnées par les institutions de Bretton Woods. Car les anciens monopoles publics, devenus monopoles privés, en avaient reproduit les défauts, écartant toute régulation d’un Etat devenu incompétent en la matière. S’ajoutaient les critiques quant à l’évasion des profits vers le pays matrice de l’entreprise.
Le mouton à cinq pattes
A la Banque mondiale, on ne jure donc plus que par cette formule mixte, le PPP, dans laquelle le privé apporte ses compétences supposées, sa gestion irréprochable et ses capitaux, et intègre un cadre légal, fixé et supervisé par la puissance publique. Un modèle souple, qui peut encadrer une privatisation partielle, la mise en place d’un service additionnel ou l’ouverture de nouvelles concessions.
En théorie, le PPP a tout pour plaire et figure même dans les lignes directrices de la Direction du développement et de la coopération suisse (DDC), en principe désintéressée à la promotion des entreprises suisses. Et elle n’est pas la seule: plusieurs agences de coopération misent sur ces fonds privés pour pallier les coupes dans leurs propres budgets.
Dans la réalité, pourtant, les PPP déjà en place sont loin de briller par leur efficacité. A Tunis, où les bailleurs de fonds internationaux ont exigé l’élaboration d’une loi visant à généraliser les PPP, le précédent du gaz tunisien a de quoi refroidir. Négocié dans le plus grand secret, comprenant une clause de confidentialité de cinq ans, le partenariat entre la Société publique tunisienne de l’électricité et du gaz (STEG), qui assure production et approvisionnement d’une majorité de Tunisiens, et un investisseur étasunien, basé aux îles Caïmans, s’est soldé par une hausse généralisée des tarifs, se plaint Mansour Cherni, de la Fédération générale de l’électricité et du gaz, rattachée à la centrale UGTT.
Adieu devises et emplois
Rendu public en 2007, le contrat a été transféré deux ans plus tard, contre un boni plus que confortable, à un consortium qatari. Pour le plus grand bonheur de celui-ci, estime M. Cherni, puisque l’Etat garantit d’office marges et bénéfices. A cette absence de risques répond une absence de contreparties, le transfert de technologies s’est révélé plus que modeste, le premier partenaire choisi ayant été simple financier. Quant au personnel embauché, il est constitué pour l’essentiel de retraités ayant du mal à boucler leur fin de mois, assure Mansour Cherni.
Pour le responsable Maghreb de l’Internationale des services publics (PSI), le bilan est en tous points désastreux: «Soixante pour cent des bénéfices ont été rapatriés sous formes de devises vers les îles Caïmans puis vers le Qatar alors que nous manquons cruellement de liquidités étrangères!»
Un deal gagnant-garant
Cas malheureux, que celui de la STEG? A entendre défiler les témoins, les PPP rejoignent systématiquement les privatisations sur un point: la hausse des tarifs qu’ils occasionnent aux usagers. Des chemins de fers égyptiens aux autoroutes philippines, l’investissement privé est à la recherche de clients solvables, capables de rentabiliser l’infrastructure. Et quand le chaland se détourne, l’Etat passe à la caisse, soit en subventionnant, soit en indemnisant l’investisseur. «Le risque est toujours pour l’Etat, mais les bénéfices vont à l’investisseur», résume Peter Niggli.
Même quand ils fonctionnent, les PPP sont rarement une bonne affaire financière pour l’Etat. Le Philippin Mark Pascual a étudié de nombreux cas pour son organisation IBON: il n’est pas rare que l’Etat mette davantage de sa poche que l’investisseur, a-t-il constaté. Notamment dans des mesures d’accompagnement facilitant sa rentabilité. Certains gouvernements vont jusqu’à prêter les fonds ou garantir les emprunts réalisés par leurs partenaires privés.
Favoriser les favorisés
A New Cairo, banlieue résidentielle de la capitale égyptienne, la nouvelle station d’épuration soutenue par la Banque mondiale va faire exploser par cinq le prix de l’eau, annonce Does Vandousselaere, de l’ONG Habi Center for Environmental Rights. Autant dire que le modèle ne pourra être reproduit ailleurs, dans un pays où près de la moitié de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté. Et c’est bien là le problème, insiste le militant: «On a investi un demi-milliard de dollars dans ce projet pour une population d’un demi-million d’habitants, alors que 10% à 15% des Egyptiens n’ont même pas l’eau potable.»
En fait, mobiliser des fonds privés conduit à cibler le service public sur une population à même de rentabiliser l’investissement. Selon les données du Habi Center for Environmental Rights, 60% des fonds destinés au développement d’infrastructures hydriques en Egypte irait à ces nouvelles cités de la classe moyenne contre 3% investis auprès des Egyptiens n’ayant pas accès à l’eau potable. En boomerang, l’administration publique se prive des seuls secteurs pouvant remplir ses caisses pour investir dans le reste du pays.
Opacité
Ces distorsions sont favorisées par le secret des affaires qui règne de part la loi égyptienne sur les PPP édictée sous Moubarak. En fait, loin d’écarter la corruption censément propre au secteur public, les partenariats la favorisent par l’opacité et le mélange des genres, assure Does Vandousselaere. Le régulateur étatique jugulé, seule la société civile pourrait le suppléer. «Ce qui est évidemment impossible quant au manque de transparence s’ajoutent des libertés publiques presque inexistantes comme en Egypte», souligne sa collègue Reem Abdel Haleem.
«En Tunisie, cela va mieux de ce côté-là, mais la corruption, elle, explose, car il n’y a plus uniquement deux familles à nourrir, il faut gaver tous les partis politiques», raille Mansour Cherni.
Pour éviter ces écueils, l’UGTT a tenté d’imposer – sans succès pour l’heure – des règles strictes au sein du projet de loi sur les PPP qui doit être débattu au parlement. Les syndicats ont notamment exigé des concours d’adjudication et des contrats totalement transparents. L’an dernier, la centrale syndicale avait échoué à stopper une réforme énergétique ouvrant la production au privé.
Alternatives
Têtue, l’UGTT continue contre vents et marrées de vanter ses alternatives. Dont celle des Partenariats public-public (PPPu) qui voient des sociétés d’Etats plus développés apporter leur savoir-faire à un partenaire qui en a fait la demande. «Le modèle fonctionne: à Zurich, cela fait trente ans que la régie des eaux le pratique», abonde M. Niggli.
A la Fédération générale de l’électricité et du gaz, on n’est pas peu fier de rappeler que la STEG s’investit de longue date auprès de sociétés d’Afrique subsaharienne, désireuses de partager les compétences de la deuxième société de Tunisie, présente aujourd’hui au Rwanda, au Burkina, au Mali, au Niger et au Sénégal. Et Mansour Cherni d’interpeller les citoyens du Nord: «Pourquoi voulez-vous nous imposer le modèle de Thatcher qui a même échoué en Angleterre, alors que la Suisse et les pays scandinaves prouvent que les services publics 100% publics fonctionnent très bien?» I
Benito Perez
A Montréal pour «faire dialoguer le FSM et Occupy»
Elle n’a pas fait le déplacement de Tunis pour rien! Carminda McLorin a défendu avec succès la candidature du mouvement social québécois à l’organisation du prochain Forum social mondial (FSM) la deuxième ou la troisième semaine d’août 2016. Fille d’une Salvadorienne et d’un Français, née au Pérou il y a trente-deux ans, Carminda McLorin précise au Courrier les contours du FSM 2016.
Comment avez-vous accueilli la décision du Conseil international du FSM?
Carminda McLorin: Avec surprise. Il y avait des hésitations. Cela fait deux ans qu’on prépare cette candidature et c’était la troisième fois que nous étions reçus par le Conseil international. Nous sentions un fort soutien mais il est clair que le problème de l’accessibilité du Canada est très sérieux. Nous nous battrons pour le résoudre. Ce sera difficile? Mais la lutte contre ce système est super difficile! Considérons cela comme l’opportunité de le thématiser et de nous mobiliser dessus. Il est absurde que les marchandises circulent sans problèmes mais pas les personnes. C’est une politique discriminatoire. Nous avançons vers un monde où les frontières ne ressemblerons en rien à celles d’aujourd’hui.
Vous êtes une jeune équipe…
Oui, certains de corps, d’autres d’esprit! Nous avons de 18 ans à 65 ans, mais beaucoup d’énergie. Au Québec, notre histoire de lutte est récente. En 2011, il y a eu le mouvement «Occupy», dans lequel nombre d’entre nous étions engagés, ce qui ne veut pas dire que nous en détenons la propriété. Nous avons aussi participé au Printemps du Québec. Ces mouvements sont inspirés et participent à la dynamique initiée par le FSM en 2001.
Personnellement, j’effectue un doctorat sur cette trajectoire et sa relation avec ce qu’on appelle les nouveaux mouvements. On sent une transversalité, la même ouverture à la pluralité, une recherche identique d’horizontalité et une critique du système, exprimé de façon si globale qu’il est parfois difficile de l’articuler concrètement. Cela touche à l’écologie, aux droits humains, aux questions de genre… tant de problèmes immenses! En même temps, dans tous ces mouvements, il y a cette volonté d’ouvrir des espaces de convergence.
Le FSM 2016 sera l’occasion de rassembler ces initiatives, de trouver ensemble de nouvelles plateformes de débat, de dialogue. Le défi sera de rapprocher des cultures politiques différentes, avec leurs langages propres.
Pour cela, vous misez justement sur la culture…
Oui. L’art est la meilleure métaphore des cultures. Mais les cultures sont plus amples que l’art. Nous croyons au dialogue entre des cultures politiques différentes, car malgré nos langages différents nous luttons pour les mêmes choses, la dignité des gens, la réduction des inégalités. Nous devons lutter ensemble, inter-générationellement, inter-culturellement.
Qui participe au collectif FSM 2016?
Nous sommes tous liés à des organisations, grandes ou petites, mais désirons impulser un processus autonome citoyen, avec ses propres dynamiques. Il y a des étudiants, des personnes des premières nations (autochtones), des personnes en chaise roulante… cela nous garantit un cheminement très pluriel!
Où aura lieu le forum?
Nous pensons développer un territoire social mondial d’un kilomètre et demi au centre de Montréal, qui incorporerait las trois grandes universités. Nous avons le quartier des spectacles où ont lieu les grands festivals, déjà prêt pour socialiser l’art. Il y a le quartier de la diversité de genre et sexuelle, appelé le Village. Tout cela existe: c’est Montréal. Nous aimerions ajouter un campement de la jeunesse sur une île proche. Et un secteur pour les premières nations du Québec. Mais nous imaginons une manifestation d’ouverture allant dans un quartier extérieur, afin de ne pas rester toujours confiné au centre.
Propos recueillis à Tunis par Sergio Ferrari
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