L’Uruguay rejette la corporatocratie mondiale, par Don Quijoneset cette décision historique n’a rencontré aucun écho dans les médias.
Souvent désigné comme la Suisse de l’Amérique du Sud, l’Uruguay a, de longue date, l’habitude de faire les choses à sa façon. Il a été le premier état-providence d’Amérique latine. Il dispose également d’une importante classe moyenne, ce qui est inhabituel dans cette partie du monde ; et on y trouve pas d’importantes inégalités de revenu, contrairement à ses très grands voisins du nord et de l’ouest : le Brésil et l’Argentine.
Il y a deux ans, durant le mandat du président José Mujica, l’Uruguay a été le premier pays à légaliser la marijuana en Amérique latine, un continent déchiré par le trafic de drogue qui engendre violence et corruption de l’État.
Aujourd’hui, l’Uruguay a fait quelque chose qu’aucun autre pays neutre de cette planète n’avait osé faire : il a rejeté les avances de la corporatocratie mondiale.
Le traité dont on ne prononce pas le nom
Au début de ce mois, le gouvernement de l’Uruguay a décidé de mettre fin à sa participation aux négociations secrètes relatives à l’accord sur le commerce des services (TISA pour Trade In Service Agreement). Après plusieurs mois de pression exercée par les syndicats et d’autres mouvements populaires, avec un point d’orgue lors de la grève générale sur ce sujet, la première de ce genre au monde, le président uruguayen Tabare Vazquez s’est incliné face à l’opinion publique et a abandonné l’accord commercial voulu par les États-Unis.
Bien qu’elle soit, ou plutôt parce qu’elle est symboliquement importante, la décision historique de l’Uruguay a été accueillie par un silence assourdissant. Au-delà des frontières du pays, les grands médias ont refusé d’évoquer ce sujet.
Ce n’est pas vraiment une surprise étant donné que le commun des mortels n’est même pas supposé connaître l’existence du TISA ; bien qu’il soit, ou plutôt, une fois encore, parce qu’il est sans doute le plus important volet de la nouvelle vague d’accords commerciaux internationaux. Selon Wikileaks, il s’agit « de la plus grande composante du trio de traités “commerciaux” stratégiques des États-Unis », trio qui inclut également le Partenariat TransPacifique (Trans Pacific Partnership ou TPP) et le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TransAtlantic Trade and Investment Pact (TTIP).
Le TiSA concerne plus de pays que le TTIP et le TPP réunis : les États-Unis et les 28 pays membres de l’Union Européenne, l’Australie, le Canada, le Chili, la Colombie, le Costa-Rica, Hong-Kong, l’Islande, Israël, le Japon, le Liechtenstein, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, le Pakistan, le Panama, le Paraguay, le Pérou, la Corée du Sud, la Suisse, Taiwan et la Turquie.
Ensemble, ces 52 pays forment le groupe joliment nommé des “Très Bons Amis de l’accord sur les Services” qui représente quasiment 70% du commerce mondial des services. Jusqu’à sa récente volte-face, l’Uruguay était censé être le 53e “Bon Ami”.
TiSA Trailer
Ces deux dernières années TiSA a pris forme à l’abri des portes hermétiquement closes de lieux hautement sécurisés partout dans le monde. Selon le texte provisoire de l’accord, le document est censé rester confidentiel et hors de vue de l’opinion publique pour au moins cinq ans après sa signature. Même l’Organisation Mondiale du Commerce a été écartée des négociations.
Mais grâce aux sites lanceurs d’alertes comme Wikileaks, les lanceurs d’alerte associés Press et Filtrala, des éléments cruciaux ont été dévoilés. Voici un bref aperçu de ce qui est connu à ce jour (pour plus de détails, cliquer ici, ici et ici) :
1. Le Tisa verrouillerait la privatisation des services – même dans les cas où les services privés échoueraient dans leur mission – ce qui signifie que les gouvernements ne pourraient jamais ramener l’eau, la santé, l’éducation et les autres services dans le domaine public.
2. Le TiSA restreindrait le droit des gouvernements signataires à réglementer des normes plus strictes d’utilité publique. A titre d’exemple, les réglementations environnementales, les autorisations d’établissements de santé et des laboratoires, les centres de traitement des déchets, les centrales électriques, les accréditations d’écoles et d’universités ainsi que les licences de diffusion seront concernées.
3. Le TiSA limiterait la capacité des gouvernement à réguler l’industrie des services financiers, à un moment où l’économie globale a encore de la peine à se rétablir d’une crise ayant comme cause principale la dérégulation financière. Plus précisément, cet accord une fois signé aurait les conséquences suivantes :
Restreindre la capacité des gouvernements à instaurer des limites à la négociation des contrats dérivés – ces armes de destruction financière massives non régulées ont participé au déclenchement de la crise financière globale de 2007-2008.
Exclure toute nouvelle réglementation financière n’allant pas dans le sens de la déréglementation. Les états signataires s’accorderont à ne pas appliquer de nouvelles mesures de politique financière qui contrediraient, d’une manière ou d’une autre, les mesures de déréglementation prévues dans l’accord.
Interdire aux gouvernements nationaux de contrôler le capital pour prévenir ou atténuer les crises financières. Les textes qui ont fuité interdisent toute restriction des apports financiers – utilisés pour éviter les variations rapides des devises, les bulles spéculatives et d’autres problèmes macroéconomiques – ainsi que sur les sorties de capitaux, utilisés pour empêcher la fuite soudaine des capitaux en temps de crise.
Exiger l’acceptation de produits financiers encore à inventer. Malgré le rôle essentiel qu’ont joué dans la crise financière les produits financiers nouveaux et complexes, le TiSA exigerait que les gouvernements autorisent la vente de nouveaux produits et services financiers, incluant aussi ceux encore inconnus, sur leurs territoires.
4. Le TiSA se propose de bannir toute restriction à l’accès aux données des flux transfrontaliers et de bannir toute obligation de localisation dans le pays des fournisseurs de services numériques. Une proposition des négociateurs US éliminerait toutes les conditions de transfert des informations personnelles vers un pays tiers, conditions actuellement en place dans l’UE dans le cadre de lois protégeant les données. Autrement dit, les multinationales auraient carte blanche pour s’immiscer dans chaque moment de la vie privée et professionnelle des habitants d’environ un quart des 200 pays du monde.
Comme je l’ai écrit dans LEAKED : les négociations secrètes permettent à Big Brother de s’étendre sur la planète, Si le TiSA est signé dans son contenu actuel – et nous ne saurons pas ce qu’il contient exactement avant au moins cinq ans après sa signature – nos données personnelles seront négociées sur le marché sans que nous en ayons connaissance ; entreprises et gouvernements pourront les conserver aussi longtemps qu’ils le souhaitent et les utiliser dans n’importe quel but.
5. En conclusion, le TiSA (avec ses traités frères TPP et TTIP) mettrait en place un système global cherchant à imposer aux 52 gouvernements signataires un cadre rigide de “lois d’entreprises internationales” destiné à protéger exclusivement les intérêts des entreprises et les déchargeant des risques financiers de leurs responsabilités sociales et environnementales. En bref ce serait le dernier clou dans le cercueil déjà bien déglingué de la souveraineté nationale.
Un précédent dangereux
Compte tenu de sa petite taille (3,4 millions d’habitants) et de son influence géopolitique ou géoéconomique limitée, le retrait de l’Uruguay de TiSA est peu susceptible de bouleverser l’avancement du traité. Les gouvernements des principales nations commerçantes continueront leurs discussions à huis clos et loin des regards indiscrets de ceux qu’ils sont censés représenter. Le congrès américain a déjà donné à l’administration d’Obama le pouvoir d’accélérer l’approbation des accords de libre-échange comme TiSA tandis qu’il est attendu de la Commission Européenne qu’elle fasse tout ce que la corporatocratie exige.
Cependant, comme le souligne le rédacteur technologique Glyn Moody, la défection de l’Uruguay – comme le refus des Islandais d’assumer les dettes de ses banquiers voyous – est d’une énorme portée symbolique :
Celle-ci dit que, oui, il est possible de se retirer de négociations mondiales, et que ce soi-disant irréversible accord de marché, allant inexorablement de l’avant, peut être annulé. Cela crée un précédent important que d’autres nations commençant à douter du TiSA – ou peut-être du TPP – peuvent examiner, et peut-être même imiter.
Evidemment, les représentants des plus grandes corporations uruguayennes aimeraient en dire autrement. Cette décision du gouvernement, fondée sur « une discussion superficielle des implications du traité », a été l’une des plus grosses erreurs de ces dernières années, d’après Gabriel Oddone, un analyste de la firme de conseils financiers, CPA Ferrere.
Ce que Oddone omet soigneusement de dire, c’est que l’Uruguay est le seul pays au monde qui ait eu un débat public, superficiel ou non, à propos de TiSA et ses implications potentiellement révolutionnaires. Peut-être le temps du changement est-il venu ?
Par Don Quijones, Raging Bull Shit
Le “timing” n’aurait pu être plus mal choisi. Lire… Le Brésil s’apprêterait-il à couler la plus grande banque d’Espagne ?
Source : Wolf Street, le 22/09/2015
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
0 commentaire à “Uruguay dit NON à TISA....et le ciel ne lui est pas tombé sur la tête. ”