Écœurés par le scandale des comptes offshore, qui a poussé le Premier ministre à la démission, les Islandais réclament le renouvellement complet de la classe politique.
Une colère qui profite au Parti pirate.
Sous un crachin un brin réfrigérant, à deux pas de la mer, ils tapent sur des boîtes de conserve, des couvercles de casseroles et marquent la cadence en donnant des coups de pieds réguliers dans les barrières métalliques qui les séparent de leur Parlement.
Certains osent des cornes de brume. D’autres des pipeaux. Et même un trombone. Mais surtout, au milieu des poussettes et de quelques excentriques venus déguisés (robe de bure, tenue militaire d’un autre âge…), ils brandissent des bananes pour dire non à une république bananière. Non à ces ministres amateurs de sociétés offshore. Même heure (à partir de 17 heures, pour une heure ou plus si animosité), même endroit (au pied de la statue de Jón Sigurdsson qui, au XIXe siècle, lutta pour arracher l’autonomie du pays au Danemark), ces rassemblements rythment depuis lundi la vie de Reykjavik, sympathique capitale de quelque 200 000 habitants qui n’a rien d’un enfer urbain.
Bon enfant, un rien loufoque ce mouvement ? En apparence, seulement. «C’est vrai, on ne marche pas. Mais on est groupés. On fait du bruit. Mais on ne crie pas. Et on tient. Comme au temps de la révolution des casseroles, en janvier 2009, quand on a commencé à se réunir tous les samedis pour chasser le gouvernement et toute la classe politique qui nous a conduit au krach. Et on a réussi», énonce Sveinn, 56 ans, prof, en serrant des mains. «Oui, c’est petit ici, on se connaît tous plus ou moins.»
C’est sur les pancartes que la colère défile : «Ça peut pas être pire», «Rentre chez toi Satan», «C’est pas mon gouvernement», «Vous n’avez pas honte ?» «Voleurs»… Un révolté des «Panama Papers» a accroché à son écriteau une pompe à merde qui se balance sous la pluie. Avec cet accessoire tout est dit : il faut tirer la chasse, «que tout le gouvernement démissionne. Pas seulement le Premier ministre. Point.» C’était mercredi en fin d’après-midi. Quatrième jour d’un feuilleton dont ils sont nombreux à espérer qu’il aura pour épilogue des élections législatives anticipées. Et vite. Alors qu’ils viennent d’obtenir la promesse de retourner aux urnes à l’automne seulement, et qu’un nouveau Premier ministre, Sigurdur Ingi Jóhannsson, a été officiellement investi jeudi.
«Vikings de la finance»
La mèche a pris feu dimanche. A 18 heures, la chaîne nationale RUV diffuse une interview du Premier ministre, pris au piège par un journaliste suédois. «Un choc», résume l’universitaire Torfi Tulinius. L’Islande découvre que Sigmundur David Gunnlaugsson, à la tête d’une coalition entre le Parti du progrès (libéral, de centre droit) et le Parti de l’indépendance (conservateur), est accusé d’avoir détenu avec sa femme une société offshore basée aux îles Vierges britanniques, sans jamais l’avoir déclarée publiquement. «On l’a vu mentir en direct. Après, on a appris que son ministre des Finances et son ministre de l’Intérieur ont aussi eu des liens avec les paradis fiscaux. Et ce n’est sans doute que la partie émergée de l’iceberg. Six cents Islandais, particulièrement dans la sphère économique, sont mentionnés dans les Panama Papers.» Alors oui, comme une évidence, ce spécialiste de la littérature médiévale de 57 ans se rend depuis lundi devant le Parlement, la colère au ventre : «On pensait que la vie politique s’était moralisée depuis les Vikings de la finance, depuis la faillite. D’autant plus que depuis ce krach, la population a gagné en esprit critique et la presse aussi. Les fonctionnaires aussi jouent leur rôle. Comme le défenseur des droits. Mais au lieu de se renouveler, cette classe politique de droite est la même qu’il y a huit ans. Ce sont seulement les têtes qui ont changé.»
Que faire ? «Tout envoyer valser», tranche Mani, 54 ans, en éjectant son sifflet de manifestant de sa bouche : «Mardi, même la démission du Premier ministre n’était pas claire. Il semblait se rétracter dans la soirée. Quelle confusion, et aussi quelle arrogance. Finalement, c’est son ministre de l’Agriculture qui va prendre sa suite, un vétérinaire, je crois… C’est triste, avec un côté comique. Je ne veux plus de tout ça. Je veux de la transparence, donner la liberté et le pouvoir au peuple.» Il a un hoquet de rage. Se reprend : «Lundi, quand on était 20 000 ici devant le Parlement, on était tous abattus. Là, la colère a pris le dessus. Je viendrai ici tous les jours, jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucun membre de ce gouvernement.»
Sur sa saharienne noire, cet homme aux cheveux longs délavés porte un autocollant noir et blanc : le sigle du Parti pirate, le mouvement qui, depuis le début de la secousse islandaise, semble faire mouche. Inspiré par les «pirates» suédois et allemands qui militent pour une libre et totale circulation des données sur le Net, un anonymat des connexions et l’utilisation des nouvelles technologies pour fonder un système politique transparent et participatif, ce parti a vu le jour en Islande en 2012. Fondé par un groupe d’activistes, de poètes et de hackers. En avril 2013, lors des dernières élections législatives, il remporte trois sièges (sur 63) au Parlement. Parmi ces élus, Birgitta Jónsdóttir, ancienne porte-parole de WikiLeaks, s’impose comme la figure de proue d’un mouvement qui n’a pas vraiment de chef. «Une mère célibataire qui vient d’un village de pêcheurs. C’est un libre esprit. Elle est ouverte, honnête, authentique, bouddhiste, poétesse, énumère Eythor, 31 ans, physicien à sweat à capuche. J’ai rejoint ce parti il y a trois mois. J’en avais marre de râler et de bouillir sans rien faire sur mon canapé. A cette époque, les sondages nous créditaient de 34 % d’intention de vote. Là, les derniers nous donnent à 43 %… Et d’après ce que je sais, nous sommes passés de 2 600 membres à 2 700 depuis lundi.» Mais quel est donc le programme ? «Marre du système des vieux partis sclérosés dans la même idéologie depuis cent ans. Marre de la corruption. Nous, nous sommes pour la démocratie directe. Et la transparence totale. Autrement dit pour un changement en profondeur. Sans être à droite ou à gauche. Même si nous avons chacun nos sensibilités. Moi, je me sens sauvagement à gauche mais en marge, pas dans la ligne du Parti social démocrate ou des Verts. Mais nous sommes très mélangés. Y compris en âge.»
«Propagande»
Concrètement ? Eythor rêve de citoyens qui proposent eux-mêmes des textes de lois, ensuite soumis à des référendums. Deux jeunes verts de gauche, Raynar, 21 ans, étudiant en sciences politiques, et Snaefridur, 19 ans, en sociologie, ne cachent pas leur perplexité sous leurs bonnets de laine. «Ils affichent des grands principes, mais on ne sait pas ce qu’ils pensent dans le détail. Par exemple, comment se positionnent-ils sur le féminisme ? Je n’ai pas entendu un mot de leur part sur ce sujet. Et puis, ils ne savent pas ce que c’est que gouverner, alors que notre parti a pris part à la coalition de l’Alliance sociale démocrate, qui a succédé au gouvernement qui nous a conduit au marasme économique», expose Snaefridur. «Ils sont en construction», modère Raynar en hochant la tête. «Franchement, c’est un peu court de dire qu’on veut donner la liberté aux gens», intervient un social démocrate. Rien ne semble pouvoir ébranler Eythor. «Ce scandale des Panama Papers nous a un peu pris de court. Nous étions en train de travailler par petits comités, sur la santé, l’éducation, etc. quand l’affaire a été dévoilée. Mais nous avançons sur notre programme. Nous planchons aussi sur une nouvelle Constitution. On va y arriver.»
Il commence à se faire tard. Eythor a rangé sa pancarte de manifestant derrière le comptoir d’un bar de la grande rue principale de Reykjavik. Une bière. Ça réchauffe, il s’épanche. «Vous savez, on a tous tellement perdu de choses en 2008-2009. Des emplois, des maisons. De la confiance aussi. Moi, j’étais étudiant. J’ai galéré avec ma bourse. Depuis dimanche, on a le sentiment d’être revenus à la case départ. Et ce n’est pas supportable.» Il sort fumer. «Oui, je sais, les autorités disent qu’on ne fume quasiment plus en Islande : encore de la propagande.» Une bouffée. Il reprend. «Lundi, on était incroyablement nombreux à protester pour un pays qui ne compte que 329 000 habitants. Mardi, c’était la confusion, on était moins nombreux. Là, je sens que ça repart. Que ça va durer. Heureusement que tout ça est arrivé pendant ma semaine de congé, parce que c’est vraiment prenant la démocratie. Oui, c’est un dur métier. Demain, j’ai encore manif.»
Par Catherine Mallaval, Envoyée spéciale à Reykjavik — 7 avril 2016
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