Votre percepteur est coté en Bourse

Tout se passe comme si les pouvoirs publics abandonnaient au secteur privé les moyens de financer certaines politiques, en lui transférant indirectement le pouvoir de lever l’impôt.

La fuite de documents financiers (plus de onze millions) d’un cabinet panaméen, Mossack Fonseca, a provoqué «le tournis, le vertige et la nausée»,
selon les termes d’un éditorial du Monde (5 avril 2016). Une diffusion plutôt sélective, centrée sur les hommes politiques et les dictateurs, les vedettes du sport et du spectacle et les milliardaires célèbres; moins sur les entreprises multinationales et les grandes fortunes anonymes, clientes du cabinet, où leur argent côtoie celui du crime organisé et du terrorisme; moins encore sur les banques, cabinets d’avocats et de gestion de fortunes, intermédiaires obligés au service des bénéficiaires pour un blanchiment et un recyclage anonymes.

Les «Panama papers» font suite à une série de scandales récents: UBS en 2008, LuxLeaks en 2014, SwissLeaks en 2015… Ils ont contribué à soulever un peu plus un coin du lourd tapis sous lequel se dissimulent évasion fiscale et criminalité financière. Car l’archipel des paradis fiscaux 1 compte une centaine de places; il abrite 16 000 à 18 000 milliards de dollars, gérés par 4000 banques et 2,4 millions de sociétés-écrans, par où transitent 50 % des flux financiers et du commerce planétaire. Rouage indispensable du capitalisme mondialisé, toléré par les États depuis des décennies – en dépit des efforts récents, en particulier de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), pour en limiter les débordements –, il n’est pas près de disparaître. Risible, la rodomontade de M. Nicolas Sarkozy fanfaronnant, le 23 septembre 2009 sur TF1 et France 2: «Les paradis fiscaux, le secret bancaire, c’est terminé!» Avec la matière imposable escamotée, ce qui aurait dû constituer les recettes fiscales des États passe dans le secteur privé. Rien d’étonnant à ce que les centaines de milliers de tonnes de bananes consommées en Europe soient importées de… Jersey, mieux connue pour héberger fictivement des bénéfices en franchise d’impôts que pour sa production de fruits tropicaux. Ou à ce que la plupart des multinationales actives en France y paient moins de 10% d’impôts sur les bénéfices, bénéfices que minorent déjà outrageusement des règles et pratiques comptables certifiées par les quatre principales sociétés d’audit internationales. Mais si la fraude, en France, représente 60 à 80 milliards d’euros – près de deux fois le montant de l’impôt sur les sociétés –, il est inutile d’y avoir recours pour s’approprier, au détriment des autres contribuables, une part de ce qui devrait revenir aux impôts.

Confortablement installé sur votre canapé, grignotant chips et saucisses sèches, vous suivez sur votre écran l’arrivée d’une course opposant le trimaran du géant de la charcuterie à celui du roi de la pomme de terre. Savez-vous que la facture de la régate est dans votre assiette? Les coûts de la course et des bateaux affrétés par les sociétés pour leur promotion sont intégralement répercutés dans le prix des produits qu’elles vous vendent. En réalité, elles ont effectué sur vous un prélèvement pécuniaire, par voie d’autorité, à titre définitif et sans contrepartie directe, ce qui est la définition même de l’impôt. Il en est ainsi, entre autres, de toutes les dépenses de publicité - en France, près de 30 milliards d’euros, soit les trois quarts du produit de l’impôt sur les bénéfices -, intégrées dans le prix des biens et des services vendus au consommateur. Jadis privilège régalien de l’État, le pouvoir de lever l’impôt est partagé avec l’entreprise, qui effectue ses propres prélèvements. Il y a un percepteur privé coté en Bourse.

Mieux: vous payez deux fois. Car les coûts de la régate font partie des charges déductibles minorant d’autant le bénéfice imposable, réduisant l’impôt correspondant, donc les recettes de l’État, qui, pour les maintenir au même niveau, se rattrapera sur vous. Si les entreprises sont astucieuses – et elles le sont -, elles placeront l’événement sous le signe de quelque cause humanitaire à laquelle elles reverseront une partie des recettes, ce qui leur permettra de déduire du montant de leur impôt jusqu’à 60% du don effectué. Et, là encore, l’État récupérera auprès de vous l’impôt perdu passé dans la poche des sociétés. Ainsi, vous aurez financé sans le vouloir la majorité de leurs bonnes œuvres. Ne comptez pas qu’elles vous remercient en vous faisant figurer sur la liste des généreux donateurs. Les généreux donateurs? Ce sont elles. Elles se chargent de le faire savoir avec une discrétion de parvenu.

Rien d’étonnant, donc, à ce qu’elles raffolent du mécénat humanitaire, culturel, sportif ou «vert». Des exemples? Certaines enseignes d’hypermarchés ont pris l’habitude de faire don à des associations caritatives de leur surplus encore consommable. Une générosité propre à «positiver» leur image. Bienvenue dans la famille des Bisounours. Sauf que 60 % de la valeur du don est déductible du montant de leur impôt. Autrement dit, c’est le contribuable, nous, qui finançons sans le savoir l’essentiel de l’aide alimentaire dont l’entreprise s’attribue le mérite. Elle y est d’autant plus encouragée qu’elle évite ainsi de payer la taxe spéciale sur les déchets organiques qui frappe les aliments périmés passés à la Javel. Une loi vient de rendre ces dons obligatoires sans pour autant supprimer les avantages fiscaux censés inciter les grandes enseignes à un comportement décent. Nous continuerons donc à les payer pour qu’elles veuillent bien se conformer à la loi et se débarrasser des stocks excédentaires. Aux associations bénéficiaires de faire le tri des palettes et des déchets non consommables.

Autre exemple? La multinationale du luxe Moët Hennessy-Louis Vuitton (LVMH) s’est découvert pour la création artistique une passion dévorante, et d’autant plus méritoire que son président-directeur général, M. Bernard Arnault, première fortune de France, a bâti son groupe sans jamais rien créer, en prenant le contrôle par tous les moyens, en bon prédateur, de marques prestigieuses. Mais, une fois les actionnaires rassasiés, que faire des bénéfices excédentaires pour qu’ils échappent à l’impôt «confiscatoire»? Une solution: les investir en partie dans l’art et la culture, élégante façon de valoriser les produits de luxe vendus sur le marché, comme un grand vin accompagne un mets raffiné. Pour ce faire, on constitue une fondation – la Fondation Louis Vuitton – que l’on contrôle, financée par des donations prises sur les bénéfices, donations déductibles de l’impôt sur les sociétés à hauteur de 60% dans la limite de 0,5% du chiffre d’affaires. Quand ce chiffre se monte à 35 milliards d’euros (2015), comme c’est le cas pour LVMH, le plafond est donc de 175 millions par an, sur lesquels on récupère 105 millions d’euros, bonus que l’on peut reporter sur les cinq années suivantes si on ne l’a pas épuisé. De quoi financer de belles réalisations, dont un superbe musée érigé au bois de Boulogne, à Paris, sur un terrain acquis en bordure du Jardin d’acclimatation, parc d’attractions de vingt hectares dont l’exploitation a été concédée à… LVMH. Une fois de plus, l’État, c’est-à-dire le contribuable, finance l’essentiel du budget de la fondation sans aucun droit de regard sur sa politique.

En définitive, tout se passe comme si les pouvoirs publics, censés représenter en démocratie la volonté des citoyens, abandonnaient au secteur privé les moyens de financer les politiques culturelles, sportives, environnementales et autres, en lui transférant indirectement une partie des recettes fiscales et le pouvoir de lever l’impôt, au prétexte que l’État… n’a plus d’argent! A charge pour lui de contrôler le bon usage de l’impôt privatisé. Une gageure, selon un rapport public 2 , vu l’explosion du nombre des fondations d’entreprise et leur possibilité de financer des activités et des opérations hors du territoire national. Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus global de privatisation des moyens d’action des États au profit de ceux que Susan George appelle les «usurpateurs 3 ».

Tel un mille-feuille, le code des impôts est truffé de dispositions pudiquement appelées «niches fiscales» au service des mieux lotis, particuliers et entreprises. Chacun sait que, dans sa majestueuse impartialité, la loi interdit aux pauvres comme aux riches de coucher sous les ponts. De la même manière, elle encourage les uns et les autres à investir dans une foule d’activités allant de l’immobilier à la production cinématographique en passant par la domesticité, leur permettant de déduire de leurs impôts une part importante des sommes affectées. Dans cette course à l’échalote fiscale, les 1 % les plus riches et les grands groupes sont forcément les mieux servis.

Tous ces privilèges n’ont pas de quoi émouvoir la grande presse; sans doute parce qu’elle en croque: 66 % des dons qu’elle reçoit sont défiscalisés sans qu’elle ait à prouver qu’elle sert réellement l’intérêt général, tandis que ses journalistes bénéficient d’un abattement forfaitaire de 7650 euros.
Quant aux quelques privilégiés à la tête des grands groupes, ils se logent, se déplacent, se régalent, somptueusement, aux frais de l’entreprise, c’est-à-dire en partie aux nôtres. A l’aune de la mondialisation, cela ne représente pas grand-chose, se défendront-ils; et, en tout état de cause, on sait bien que l’argent ne fait pas le bonheur. Mais, comme l’écrivait il y a un siècle Jules Renard dans son Journal, «si l’argent ne fait pas le bonheur, rendez-le».

1 Lire le dossier «Dans l’archipel planétaire de la criminalité financière», Le Monde diplomatique, avril 2000.
2 Rapport du conseiller d’État Gilles Bachelier sur «Les règles de territorialité du régime fiscal du mécénat», Paris, février 2013.
3 Susan George, Les Usurpateurs. Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir, Seuil, Paris, 2014.

CHRISTIAN DE BRIE, Journaliste
Paru dans Le Monde diplomatique de mai 2016
LE COURRIER, 29 avril 2016

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