Le ministre des Finances, Ueli Maurer, juge le projet de réforme équilibré, malgré les pertes annoncées pour les caisses fédérales.
La vaste réforme fiscale devrait être acceptée aujourd’hui par le parlement. Le Courrier en a décortiqué les principaux volets.
C’est la naissance annoncée d’une réforme pesant plusieurs milliards de pertes fiscales par an. Après des années de gestation, la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE III) a été mise sous toit mardi, et devrait être votée par la majorité de droite du gouvernement aujourd’hui.
Vivement disputée par la gauche, qui affûte ses armes avant le lancement d’un référendum, la révision est soutenue par le camp bourgeois. Aride au premier abord, avec ses «patent boxes» et autres «intérêts notionnels», le paquet de mesures mérite qu’on s’y arrête, tant les enjeux pour les finances publiques et les entreprises suisses sont importants. Voici quelques clés de compréhension de cette réforme.
Suppression des statuts spéciaux à l’origine de la réforme
La Suisse est sommée de s’aligner sur les normes fiscales internationales. L’Union européenne et l’OCDE considèrent comme des «pratiques fiscales dommageables» les exemptions d’impôts accordées aux entreprises à «statuts spéciaux». Grâce à ce régime, les sociétés étrangères voient leur taux d’imposition plonger bien au-dessous des taux exigés des entreprises suisses.
Devant la menace, la Confédération a cherché à supprimer ces statuts, sans faire fuir lesdites entreprises. Au train de la réforme sont venus se raccrocher d’autres wagons. «Les forfaits fiscaux étaient surtout un prétexte, déclencheurs d’un mouvement plus vaste», juge le professeur d’histoire contemporaine et membre de Solidarités Jean Batou.
Baisse des taux d’imposition
C’est le nerf de la guerre que se mènent désormais les cantons suisses: pour supprimer la différence entre entreprises suisses et étrangère, chacun est prié de fixer un taux unique pour toutes.
Le Conseil fédéral a planché sur un taux moyen de 16% mais les cantons qui se sont pour l’heure prononcés se maintiennent au-dessous de ce barème. Neuchâtel est ainsi passé de 22,2% à 15,6%, Vaud de 22% à 13,8% et Genève souhaiterait passer de 24,2% à 13%, laissant craindre un dumping fiscal généralisé.
Déductions massives pour la recherche
Deux outils ont été conçus pour les sociétés actives dans la recherche et les brevets: la «patent box» et des déductions pour les investissements dans le «R&D» (recherche et développement).
La «patent box» supprimerait une bonne partie de l’imposition des bénéfices sur les brevets. La «patent box» est pratiquée par plusieurs États européens, mais n’est pas en odeur de sainteté auprès de l’UE.
Ensuite, des déductions massives en R&D seraient permises – non cumulables à la «Patent box». Les entreprises pourraient déduire plus qu’ils n’ont investi, à hauteur de 150%. Une minorité emmenée par Guillaume Barazzone (pdc/GE) a obtenu que ces déductions soient réservées aux investissements en Suisse.
Les «NID», qui déduisent ce qui n’a pas été dépensé
«Déduction d’intérêts notionnels». Ce terme n’est pas barbare pour tous. Aussi appelé «NID», vivement réclamé par le canton de Vaud, il permet à une entreprise de déduire l’intérêt fictif qu’auraient rapporté ses fonds propres s’ils avaient été investis sur les marchés financiers.
Les entreprises surcapitalisées, qui bénéficient d’une meilleure cotation boursière et offrent plus de dividendes à leurs actionnaires, gagneraient ainsi sur deux tableaux. Avec les taux bancaires négatifs actuels, la mesure reste inoffensive elle pourrait poser un problème majeur à l’avenir: les USA n’en veulent pas et risquent d’exiger que la Suisse réforme à nouveau l’imposition de ses entreprises. Un risque non négligeable, admis jusque dans les rangs de la droite.
Quelles compensations à ces pertes?
La Confédération envisageait initialement des mesures compensatoires. Engagement d’inspecteurs fiscaux (qui auraient rapporté 250 millions de francs par an), impôt sur les gains en capitaux… Aucune n’a passé la rampe, si ce n’est une forme d’imposition des dividendes, en cas d’activation des NID.
Reste un garde-fou: une entreprise ne pourra pas déduire plus de 80% de ses bénéfices. «20% de bénéfices taxés à un taux de 13%, comme en rêve Genève, cela donne tout de même un taux final de 2,6%», relève Jean Batou.
Ces cadeaux fiscaux seront-ils compensés par un dynamisme économique hors pair? La droite du parlement veut y croire et assure que moins d’impôts ne signifie pas forcément moins de fiscalité. Selon le camp bourgeois, le statu quo aurait été pire, au vu des pressions européennes.
En attendant, les programmes d’austérité ont commencé, tant au niveau de la Confédération que de nombreux cantons, dont Genève et Neuchâtel.
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Voie dangereuse
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«Des pertes fortement sous-estimées»
Deux spécialistes livrent leur analyse de la réforme (RIE III) et de ses conséquences concrètes sur les finances publiques dans les années à venir.
Selon Sébastien Guex, professeur à l’université de Lausanne et spécialiste d’histoire économique, les montants des pertes fiscales induites par la RIE III ont été «fortement sous-estimées» par ses partisans. «Ils ne prennent pas en compte la très puissante dynamique de concurrence fiscale intercantonale et se refusent à faire des estimations pour les pertes fiscales engendrées par les ‘patent boxes’, la déduction jusqu’à 150% des dépenses en recherche et développement, le lissage des réserves latentes, etc. Or, ces pertes seront élevées.»
Le professeur annonce des chiffres plus de deux fois supérieurs aux 3 milliards annoncés dans les travaux préparatoires. Selon Sébastien Guex, au vu des récentes évolutions du projet, il faudrait miser sur une perte de 1,5 à 2 milliards pour la Confédération, idem pour les communes, et de 2 à 4 milliards pour les cantons. Soit entre 5 et 8 milliards de pertes par an! Des déficits publics qui pourraient même empirer au cas où surviendrait une nouvelle récession.
Coût global impossible à estimer
Bernard Dafflon, professeur à l’université de Fribourg, estime quant à lui que ces questions relèvent moins de son domaine d’expertise – les finances publiques – que de la «politique politicienne et des marchandages de lobbies».
Selon lui, il serait impossible d’estimer le coût global de cette réforme. Car la Suisse a tenté en une seule réforme de répondre à trois objectifs que le Conseil fédéral qualifie lui-même de contradictoires: maintenir la compétitivité de la Suisse, rétablir l’acceptation internationale et préserver les finances publiques. «Vous avez au final sept mesures qui ne forment pas un ensemble homogène, indique-t-il. Des thèmes de fiscalité qui n’ont rien à voir avec les mesures imposées par l’Union européenne et l’OCDE se sont ajoutées au paquet. En l’état, bien malin qui pourra vous dire quel sera le solde net des pertes et gains résultant de cette combinaison à sept inconnues plus ou moins estimées!»
Enfin, du côté de ceux dont on aurait attendu le plus de précisions – le Département fédéral des finances (DFF), à l’origine du projet présenté devant les chambres et des projections financières qui ont mené au vote de ce jour –, il est pour l’heure impossible d’obtenir le moindre chiffre. Le DFF s’est-il laissé surprendre par les décisions du Conseil national, qui a cédé mardi à presque toutes les demandes des milieux patronaux? En tous les cas, son porte-parole indiquait hier au Courrier que l’Administration fédérale des contributions «est en train de recalculer tous les chiffres», qui seront communiqués dans les semaines à venir. Le Parlement votera donc sur la RIE III sans être en mesure d’en estimer les pertes. Le DFF estime malgré tout que celles-ci «sont déjà internalisées dans le plan financier de la Confédération». LDT
La RIE II, une «arnaque qui reste à prouver» selon Ueli Maurer
Le fantôme de la RIE II, petite sœur de la troisième réforme de l’imposition des entreprises, est souvent venu hanter les débats parlementaires. Défendue en 2008 par le ministre des Finances Hans-Rudolf Merz, la RIE II devait «ne coûter que quelques dizaines de millions de francs» (80 pour la Confédération, 850 pour les cantons). Après la votation, le Conseil fédéral lui-même admettait pourtant une facture de 7 milliards sur dix ans. Le Tribunal fédéral, saisi sur cette affaire, avait admis que la population n’avait pas été informée correctement.
Craignant un scénario similaire pour la RIE III, la gauche a ressorti cette affaire. Suzanne Leutenegger Oberholzer (ps/BL) a notamment évoqué le terme de «Milliardenbeschiss», soit «d’arnaque aux milliards». Pas de quoi ébranler la confiance d’Ueli Maurer, désormais à la tête des finances fédérales, qui a appelé l’élue à «prouver» ses dires et a affirmé, au contraire, que la RIE II avait augmenté les rentrées de l’impôt fédéral direct, sans mentionner toutefois les autres volets de la réforme. LDT
Le Courrier, Laura Drompt
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