« Au cours des dernières années, il y a eu une tendance vers la démocratie et l’économie de marché. Cela a diminué le rôle du gouvernement, ce à quoi les milieux d’affaires sont tendanciellement favorables. Mais le revers de la médaille c’est que quelqu’un doit prendre la place des gouvernements, et les entreprises me semble être une entité logique pour le faire ». David Rockefeller
« Nous sommes, même à l’intérieur des pays démocratiques, bien plus empoisonnés par l’esprit totalitaire que nous ne le pensons. » Jean Guéhenno, Journal 1937
En partant de la Suisse, il faudrait traverser au moins la moitié de la planète avant d’atteindre l’océan Pacifique. Cette distance à elle-seule rend peu probable une adhésion de la Suisse à l’Alliance Pacifique (PA) ou au Partenariat Transpacifique. Néanmoins, la multinationale suisse Nestlé est
plutôt bien engagée dans le PA. et ses objectifs. Nestlé parait également avoir une influence importante sur la politique étrangère suisse et tente d’intégrer le gouvernement suisse au PA. C’est du moins ce que nous apprend le “First Youth Meeting of the Pacific Alliance” qui s’est tenu au Pérou
le 19 mai dernier. L’information suivante nous provient du site web de l’événement : “La rencontre, organisée par le PA et Nestlé, a réunit des représentants éminents des ministères du travail et de l’éducation du Chili, de Colombie, du Mexique et du Pérou, ainsi que le secrétaire d’État
à l’éducation, à la recherché et à l’innovation du gouvernement suisse, Mauro Dell’Ambrogio, des leaders de l’industrie et des délégations de jeunes entrepreneurs et étudiants des quatre pays membres.”
Le PA est né à la fois comme une réaction et un “mur de protection”. Ses pays membres – Colombie, Chili, Pérou et Mexique – partagent une idéologie de dérégulation du marché et avaient besoin d’une barrière pour se protéger de l’agenda d’inclusion sociale, de régulation du marché et d’utilisation des ressources naturelles en faveur d’un développement national, tel que défendu par les gouvernements progressistes latino-américains. Le principal objectif du PA est de promouvoir le Trans-Pacific-Partnership (TPP).
Mais quelle est la véritable nature du TPP et des autres traités sur le commerce en cours de négociation – le Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP), le Trade in Services Agreement (TiSA), et le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA)? Ils partagent de
nombreux points communs, y compris le secret qui entoure leurs négociations. Ce que nous connaissons est principalement dû aux efforts d’ONG telles que Greenpeace, Wikileaks et d’autres qui ont divulgué et rendu publique ces informations.Dans le cas du TPP, seuls 6 des 30 chapitres ont un réel rapport avec le commerce. Le reste concerne principalement la protection des investissements et des entreprises vis à vis de la comptabilité
publique. On peut raisonnablement imaginer que c’est le lot des autres traités commerciaux. Noam Chomsky les appelle justement « accords sur les droits des investisseurs ». Ancien secrétaire d’État britannique pour le commerce et l’industrie, Peter Liley – loin d’être un critique de gauche – exprimait par exemple ainsi ses inquiétudes au sujet du TTIP :
« Mes trois préoccupations principales concernent le Mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS en anglais). Cela crée un système de tribunaux - juridictions spéciales - dans lesquels de grandes sociétés étrangères peuvent poursuivre les gouvernements (mais pas vice versa) en invoquant des politiques qui nuisent à leurs investissements. Les entreprises américaines pourraient poursuivre le gouvernement britannique s’il voulait ramener dans le secteur public les services fournis par des privés dans la santé publique, l’éducation, et ainsi de suite (…) Ces tribunaux donnent aux multinationales étrangères leur propre système juridique privilégié, trop coûteux pour les petites entreprises étrangères (une affaire coûte en moyenne 8 millions $), et dont les entreprises britanniques sont exclues. En outre, les «juges» sont des avocats d’affaire qui, quand ils ne siègent pas à la Cour, travaillent pour, les entreprises et sont donc bienveillantes à leur égard. Les causes sont entendues en grande partie dans le secret … ”
La même chose vaut pour le TTP, TISA et CETA qui, pour autant que nous sachions, comprennent tous l’ISDS. Ancien secrétaire adjoint du Trésor américain et rédacteur en chef adjoint du Wall Street Journal, Paul Craig Roberts - encore une fois quelqu’un de l’establishment - a écrit dans un article
intitulé : « Les partenariats trans-pacifique et trans-atlantique complètent la reprise mondiale des entreprises »: « Comme je l’ai souligné depuis que ces « partenariats » ont été annoncés, leur but est de donner aux sociétés l’immunité juridique dans les pays dans lesquels elles font des affaires. Le principal mécanisme de cette immunité est l’octroi du droit aux sociétés de poursuivre les gouvernements et les organismes des gouvernements qui ont des lois ou des règlements qui empiètent sur les bénéfices des sociétés. (…) Les « partenariats » mettent en place des «tribunaux» dotés en
personnel par des compagnies qui sont hors de portée des systèmes judiciaires des gouvernements souverains. C’est dans ces tribunaux d’entreprise que les poursuites ont lieu. En d’autres termes, les sociétés sont juge , jury et procureur. Elles ne peuvent pas perdre. Les « partenariats » installent des
gouvernements secrets sans comptes à rendre qui sont plus élevés et ont le pouvoir sur les gouvernements élus ».
En fait, TPP, TISA, TTIP et CETA ont été délibérément conçus comme des instruments pour contourner les gouvernements élus et s’ils sont approuvés et mis en œuvre cela va sonner le glas de la démocratie et le contrôle complet de la plupart du monde par le secteur des entreprises. Le soutien de la transnationale Nestlé au TTP n’est donc pas surprenant, car elle en tirera directement bénéfice, comme aussi de tous les autres. Mais il est en effet très troublant qu’un pays si fier de sa tradition démocratique comme la Suisse soit côte à côte avec Nestlé dans sa promotion, sans mentionner que la Suisse participe à TISA, ce qui représente une menace pour son propre secteur public hautement développé.
Ce qui doit de toute urgence être compris et discuté publiquement dans ce contexte, c’est que le contrôle des entreprises sur le monde est en fait le projet fasciste. Pour Mussolini, le père du fascisme, les entreprises étaient plus efficaces que les gouvernements et il a défendu la privatisation d’une manière qui serait en accord avec les objectifs des accords commerciaux d’aujourd’hui et l’idéologie néolibérale en général. Le chercheur Germa Bel écrit dans le Cambridge Journal of Economics : « La privatisation était une politique importante en Italie en 1922-1925. Le gouvernement fasciste était le seul à transférer la propriété et les services de l’État aux entreprises privées dans les années 1920 ; aucun autre pays dans le monde n’a voulu se livrer à une telle politique jusqu’à ce que l’Allemagne nazie le fasse entre 1934 et 1937. »
Peut-être que personne n’a mieux écrit sur ces questions que l’historien de l’économie Karl Polanyi, auteur du classique “La Grande Transformation”. Il a assisté à la montée du fascisme et a consacré beaucoup d’efforts pour le comprendre afin de mieux le combattre. Il a un message important pour notre époque et il est intéressant de s’y référer. Dans un essai intitulé “Le marxisme redéfini”, Polanyi écrit :
“- Le fascisme naît de l’incompatibilité entre la démocratie et le capitalisme dans une société industrielle pleinement développée..
− La démocratie tend à devenir l’instrument de l’influence de la classe ouvrière. Le capitalisme reste le domaine dans lequel la production est sous le seul contrôle des propriétaires. L’impasse est inévitable.
− Le capitalisme ou la démocratie doit alors disparaître. Le fascisme constitue la solution à cette impasse qui permet au capitalisme de se maintenir.
− L’autre solution, c’est le socialisme. Le capitalisme disparaît et la démocratie demeure.
Dans un autre article – L’essence du fascisme – Karl Polanyi écrit :
« Fondamentalement, l’alternative est la suivante : l’extension du principe démocratique de la politique à l’économie ou l’abolition pure et simple de la sphère politique ‘démocratique ».
Comme le dirait Polanyi, les accords commerciaux ne sont rien de plus que la prise de contrôle de la sphère politique par la sphère économique. En fait, depuis le XIXe siècle tel a été le rêve totalitaire du secteur des entreprises, comme Rockefeller l’a exprimé dans la citation ci-dessus. Seulement avec le contrôle complet de la sphère politique, le capitalisme sera exempt des limites imposées par exemple par les lois du travail et de protection de l’environnement. Il ne faut pas se tromper à ce sujet : le but RÉEL de tous ceux qui soutiennent les accords commerciaux est de transformer l’ENSEMBLE de la société en un marché unique où la démocratie et les gouvernements élus n’auront plus aucune signification. Au lieu de cela, des technocrates d’entreprise élitistes deviendront les véritables maîtres du monde. Comme Polanyi le dit :
“Après l’abolition de la sphère politique démocratique, seule demeure la vie économique, le capitalisme tel qu’il est organisé dans les différentes branches de l’industrie devient l’ensemble de la société. C’est la solution fasciste. » Comme société, nous sommes déjà à plus de la moitié du chemin dans la « solution fasciste ». Dans le monde d’aujourd’hui, la concentration de la richesse et l’inégalité conséquente a atteint des niveaux sans précédent. Selon une étude réalisée par OXFAM, la richesse combinée de 1% de la population mondiale est déjà supérieure à la richesse combinée des 99% restants. Dans ce contexte, que Polanyi a vu, la démocratie serait naturellement de promouvoir une répartition plus équitable de la richesse du monde et même de faire en sorte que l’inégalité n’atteigne pas de tels niveaux. Mais la « solution fasciste», la guerre contre la démocratie par le 1% est en cours depuis longtemps et a déjà pris une grande partie du discours politique du monde occidental, ce qui empêche avec succès la démocratie de travailler effectivement. Les exemples abondent. Il est important de se rappeler, par exemple, la réaction de l’UE et d’une grande partie de la presse grand public lorsque le peuple de la Grèce a démocratiquement voté NON aux mesures d’austérité imposées par la Troïka. Je ne peux pas penser à un meilleur exemple pour illustrer quand la sphère économique prend le contrôle sur la sphère politique comme l’explique Polanyi que ce qui est arrivé en Grèce. Il est révélateur de voir ainsi comment la presse grand public et la plupart du monde occidental réagissent face aux gouvernements qui défendent leur sphère politique - leur démocratie – contre sa prise en main en la sphère de l’entreprise / économie. Des pays comme le Venezuela, Cuba, la Bolivie par exemple - tous les pays qui ne participent pas aux accords commerciaux - sont considérés comme MOINS démocratiques ou même de simples dictatures Et la guerre actuelle contre la démocratie par le secteur des entreprises représentant le 1% peut être très efficace, comme dans le cas du Brésil, où un gouvernement élu qui est obstinément resté en dehors des accords commerciaux et a été déterminé à utiliser ses ressources naturelles - principalement du pétrole - pour ses propres fins a été opportunément mis de côté par un putsch «soft». Le nouveau gouvernement, qui a rapidement annoncé l’ouverture de l’exploitation pétrolière à des sociétés étrangères, est disposé à s’engager dans les accords commerciaux et à ouvrir aux entreprises étrangères le droit d’acheter des terres au Brésil, contre la volonté de la grande majorité de la population brésilienne.
Nous devons être clairs sur le sens de tout cela. De tels niveaux d’inégalité économique et l’érosion de la démocratie - le projet fasciste - ne peut pas continuer sans violence ou même la guerre contre un nombre croissant de personnes. En Amérique latine, les putschs soft au Honduras, au Paraguay
et au Brésil sont des exemples clairs d’une guerre fasciste contre la démocratie, une tentative violente de la sphère économique pour contrôler définitivement la sphère politique. Une fois de plus, Polanyi a bien vu le mouvement profond qui sous-tend la dynamique sociale de notre époque : “L’histoire sociale de notre temps est le résultat d’un double mouvement : l’un est le principe du libéralisme économique, visant à la mise en place d’un marché autorégulateur ; l’autre est le principe de la protection sociale visant à la protection de l’homme et de la nature ainsi que l’organisation
productive … ”
Ce double mouvement mis au jour par Polanyi a atteint son apogée. La majorité des économies les plus développées dans le monde , l’UE, les États-Unis et le Canada, seules la Russie et la Chine sont en dehors, sont engagées dans les accords commerciaux, ce qui signifie que ceux-ci auront une portée mondiale. Chaque Etat sur la planète sera affecté par eux. Comme les accords commerciaux représentent la dernière étape de la prise de contrôle totale de la sphère politique par la sphère économique - le projet fasciste - leur imposition se traduira par rien moins que la mondialisation du
fascisme. Aucun de nous ne peut rester silencieux ou indifférent sur ce fait.
Franklin Frederick
Alba Suisse
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