Une nouvelle gestion des soins est mise en place dans le département de médecine des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Elle s’inspire des méthodes mises au point dans les usines Toyota.
Le Lean Managementest un système de «standardisation des tâches » hospitalières destiné à «augmenter la productivité ». Cette technique de management se présente explicitement comme « l’application du modèle Toyota au système de santé » [1].
Pour l’instant, cette nouvelle organisation ne touche que quelques unités des HUG, depuis plus d’une année. À terme, son application est prévue à l’ensemble des départements médicaux.
DU PATIENT AU CLIENT. À première vue, le concept pourrait sembler plutôt attractif… Mais le son de cloche est bien différent lorsque l’on prend la peine de discuter avec des soignants qui y sont soumis.
Sur le papier, cette méthode devrait permettre de mettre le « client » au centre du processus de soins et de l’attention du personnel soignant. Notons ici qu’on ne parle plus de patients, mais de clients, et qu’on ne voit pas comment améliorer une prise en charge déjà difficile en augmentant le nombre de « clients » pour chaque infirmier.
DE PLUS EN PLUS LOURD. Actuellement, le nombre de patients dans les unités de soins aigus est fluctuant; la prise en charge devient de plus en plus lourde, du fait des facteurs de comorbidités et de l’augmentation de l’espérance de vie. Selon l’activité? dans les unités, les infirmiers s’occupent de 6 à 12 « clients », alors que les effectifs du personnel soignant n’ont pas été augmentés. On demande donc à ce dernier de faire plus, avec moins de moyens d’effectifs. DansLean Managementil y a lean (allégé, amaigri). De ce point de vue, le concept est appliqué à la lettre.
STANDARDISATION NÉFASTE. Selon la méthode inspirée des usines Toyota, l’organisation des soins est « standardisée », le rôle de chaque intervenant bien délimité. LeLean Managementveut ainsi imposer une présence en continu auprès des patients. Or, jusqu’à présent, la flexibilité des soignants dans les équipes de soins permettait de faire face aux imprévus et d’adapter la prise en charge à la réalité? des patients. Une infirmière ou un infirmier ne peut pas prévoir à l’avance le temps qu’il ou elle va passer auprès de chaque patient. Monsieur X peut avoir besoin d’une écoute ou d’être rassuré, Madame Y peut soudainement décompenser… Parler de standardisation est donc déplacé, voire dangereux. Il n’y a plus de place pour l’imprévu, la santé est considérée comme un bien de consommation, le malade comme un client, le personnel comme un coût et la direction comme un manager industriel.
DES SOINS « PRODUCTIFS » ? Le gros mot est lâché: productivité !On attend donc que, dans les soins, le personnel soit productif. Production et soins, est-ce que çane sonne pas comme une contradiction, voire même comme une grossièreté ? Le personnel peut entendre qu’il faut faire des économies, ne pas prescrire d’examens inutiles et coûteux, que les médicaments sont surprescrits et chers… Mais il se souvient, lors de sa formation, que les termes d’efficience, de savoir-être et de savoir-faire étaient complémentaires et indispensables. Et jamais il n’aurait osé envisager la productivité? dans les soins !
On peut toujours mieux faire. Beaucoup de choses restent à améliorer dans le système de soins, mais pas dans le but de faire de la santé une activité lucrative, à « plus-value » comme le répètent les présentations du Lean Healthcare. En bref: privatisable. Il faut garder en mémoire que la santé doit rester un service public, accessible à tous avec la même qualité.
N’oublions pas que les soignants, leur qualité de vie et leur santé font aussi partie du système de soins. Ils ne sont pas interchangeables, ni increvables. Mais dans un système où la productivité devient le maître mot, nous ne voyons pas comment préserver leur santé au travail.
QUELLE AUTONOMIE ?Le projet Leanfait miroiter une augmentation de l’autonomie et de la productivité des infirmiers. Mais pour cela, il faudrait commencer par revaloriser le métier de ces soignants, confrontés à des responsabilités bureaucratiques et médicales croissantes tout en devant passer plus de temps avec les patients. C’est l’objectif de l’initiative populaire fédérale « Pour des soins infirmiers plus forts ». Lancée par l’Association Suisse des Infirmières et Infirmiers (ASI), elle a abouti en début d’année. Commençons par nous battre pour que cette initiative passe la rampe en votation !
Les belles promesses d’un modèle économique d’industrialisation des hôpitaux, elles, peuvent attendre.
[1]Doctoresse Valérie Garneau: Améliorer la performance dans le système de santé par la méthode Lean Healthcare. Application dans les services d’urgence. Expérience au CSSSTR (Trois-Rivières, Canada).
Repérages
TOYOTISME ET RÉDUCTION DES COÛTS
Le toyotisme ou lean production (production allégée) a été introduit dans les usines automobiles Toyota, au Japon, au début des années 1960. Il s’agit de « la plus importante révolution en matière d’organisation de la production industrielle après le fordisme » [1].
L’ingénieur Taiichi Ohno, le « père » de ce système, résumait ainsi son « obsession »: réduire à 0 la part du travail qui ne produit pas de valeur ajoutée [2]. « Le système de production Toyota vise une productivité maximale du travail au moyen de la plus systématique mise sous pression et «autopression» de la force de travail », résume le sociologue Pietro Basso. C’est l’essence du mot d’ordre des « cinq zéros » : zéro stock (ou flux tendu), zéro défaut, zéro panne, zéro délai, zéro papier.
Le toyotisme va rencontrer un succès mondial, dont la cause réside dans « sa capacité à réduire les coûts de production dans une phase où, afin de garantir des hauts niveaux de profits, une telle réduction a été, et reste, plus que jamais nécessaire » [3].
Le secteur hospitalier n’est pas épargné. Le toyotisme « est très prisé dans les hôpitaux américains, c’est pour cela que nombre de managers hospitaliers suisses traversent l’océan pour s’informer de cette forme d’organisation » [4].
Les principes pilotes du « toyotisme » sont appliqués depuis 2013 dans l’hôpital de Liestal (canton de Bâle campagne). L’hôpital de Bienne a aussi introduit ses méthodes dans plusieurs services, suivi aujourd’hui par les HUG.
Le site Lean Business France, tenu parun consultant spécialisé dans le Lean management, promet monts et merveilles de son application dans les hôpitaux [5]. Elle permettrait, entre autres, de: résoudre l’insatisfaction de la clientèle et du personnel; diminuer le temps d’attente aux urgences; améliorer la qualité de vie au travail; augmenter la productivité et l’autonomie des soignants; baisser les coûts… Le tout en élevant la qualité des soins.
Un vrai miracle… sur le papier.
[1]Les Echos, 28 juillet 2016.
[2]Cité dans Pietro Basso : Temps modernes, horaires antiques.Page 2, 2005.
[3]Idem.
[4]NZZ, 3 octobre 2016.
[5]http://www.leanbusiness.fr/
Sur le terrain
La face cachée du Lean management - Paroles de soignants soumis au toyotisme.
« Je travaille depuis 7 heures et je n’ai toujours pas pu me poser, ni boire, ni manger… ni aller aux toilettes. J’ai pourtant programmé mes pauses sur le tableau du point de coordination. »
« Dans le temps, on équilibrait la charge de travail de façon équitable entre chacun. Maintenant, c’est la loterie: tu gagnes ou tu ne gagnes pas. »
« On est censé travailler mieux pour le patient, pour nous. En fait, on travaille surtout plus. Le nombre de patients a augmenté, les tâches se sont multipliées et les points de contrôle ont explosé. »
« Avant je travaillais en binôme, avec une équipe. Maintenant je travaille en binôme, avec WhatsApp. »
« 7 h, 7 h 28, 8 h 28, 9 h 15, 9 h 28, 10 h 28… Comment remplacer mon cerveau par une horloge, comment remplacer l’humain par la machine. »
« Je fais les transmissions debout, j’administre des soins debout, je réfléchis debout, j’écris debout. Bientôt, ils vont enlever les chaises dans la tisanerie et à la cafétéria.»
« Désolée Madame, je continuerai votre toilette dans 15 minutes. Là, c’est l’heure du Huddle. »
« Avant, j’étais débordée, mais on était ensemble. Maintenant, je suis débordée, mais il n’y a plus qu’une épaule pour me soutenir. »
« L’entraide, c’était le fondement de l’esprit d’équipe. Maintenant, j’active le drapeau… et peut être que quelqu’un viendra. »
« À trop réglementer, on tue le collectif. »
« Bon, le patient dort. Je pointe qu’il est satisfait de sa prise en charge. »
« Je suis en chambre, les yeux rivés sur mon ordi. Est-ce que c’est ça, augmenter la présence soignante auprès des patients ? »
« Rationaliser les processus, est-ce aussi éviter les pas qui nous mènent à la tisanerie et aux toilettes ? »
22. juin 2018, Groupe SSP – HUG, Services publics
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