Libéralisation des transports en France, entre abandon du service public et moins disant environnemental – entretien avec Laurent Kestel
Aujourd’hui sort en librairie En marche forcée – Une chronique de la libéralisation des transports, SNCF, cars Macron et quelques autres (Raisons d’agir), un livre particulièrement actuel puisque le gouvernement a entrepris une grande réforme de la SNCF. L’auteur, Laurent Kestel, a accepté de répondre à quelques questions de L’arène nue.
La question des transports est complexe, souvent technique. Qu’est-ce qui vous a conduit à traiter un tel sujet ?
Cela s’est fait un peu par hasard, pour être tout à fait franc. A la suite de mon doctorat en science politique en 2006, j’ai travaillé au service d’élus en charge des questions de transport. Je n’avais pas de compétence ni même d’appétence particulières sur le sujet, mais j’ai fini par acquérir une bonne vision d’ensemble des problématiques du secteur, quoiqu’à un niveau assez macro. J’ai par la suite travaillé pour le compte des CHSCT de la SNCF et j’ai pu y mesurer les incidences directes des politiques élaborées au niveau européen et national sur le travail et l’emploi des cheminotes et des cheminots.
C’est ce qui m’a conduit à écrire cette chronique de la libéralisation des transports. Ce qui se passe en effet dans ce secteur n’est jamais qu’une déclinaison de ce que les politiques néolibérales produisent globalement sur l’État social : désengagement de l’État – qu’il s’agisse de ses missions régaliennes d’aménagement du territoire par la fermeture programmée des petites lignes ferroviaires ; du manque d’investissement dans l’entretien du réseau ferré – ; mise en place progressive de la concurrence ; transformation des entreprises publiques par le biais du new public management ; démantèlement des acquis sociaux par l’abandon du statut des cheminots et, enfin, transformation des usagers en « clients » par la marchandisation du service.
De fait, l’un des aspects majeurs de cette histoire, écrite le plus souvent à l’abri du débat citoyen, est la transformation néolibérale du « service public ». Il m’a semblé important de revenir sur cette notion, dans la mesure où elle a un sens particulier en France : historiquement, le « service public à la française », comme l’ont appelé les juristes, a émergé dès la fin du XIXe siècle sous l’égide des premières municipalités socialistes – et, plus tard, communistes ; ceci avant les grandes nationalisations du Front populaire et d’après-guerre – pour se substituer au marché défaillant mais aussi pour faire contrepoids, au moins idéologiquement, au marché et à ses logiques. C’était le sens de la création de la SNCF le 1er janvier 1938 initiée par le Front populaire.
Désormais, le service public ferroviaire est traité au prisme de l’efficience, de l’efficacité, de la performance économique. Il n’est plus le « service d’intérêt collectif qui fonde le lien social », selon la formule du juriste Léon Duguit, mais un service soumis à la logique de marché. Cette histoire est le fruit de la construction européenne, mais aussi de la transformation de la puissance publique, État comme collectivités, dont le rôle tend de plus en plus à se réduire à celui d’organisateur du marché. Elle s’est également faite par la dépolitisation du sujet en le noyant sous des enjeux techniques et financiers très complexes qui sont autant d’obstacles à l’émergence d’un débat citoyen. C’est cette évolution profonde, inscrite dans une temporalité longue – la libéralisation des transports est inscrite dans le Traité de Rome – mais accélérée avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, que j’ai tenté de mettre au jour. D’où le titre provocateur de ce livre.
Vous expliquez que la SNCF est passé du statut d’entreprise publique à celui de « multinationale de la mobilité ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que doit cette transformation à l’Union européenne ?
La grande transformation de la SNCF directement imputable aux politiques de l’UE est son découpage par activités. C’est tout le sens de la directive 91/440 que d’avoir séparé l’exploitation du service de la gestion de l’infrastructure. Les règles de la concurrence européennes ont poussé cette logique en découpant chaque activité de l’entreprise – TGV, trains Corail, trains régionaux, trains de fret – au nom de la sacro-sainte concurrence libre et non faussée interdisant tout mouvement financier interne. En clair, les bénéfices du TGV ne peuvent plus venir compenser l’activité fret, déficitaire.
Cette logique concurrentielle a précipité la transformation de l’entreprise publique, confortée également par la mise en œuvre du new public management, c’est-à-dire l’importation de la logique du privé et de sa « gouvernance par les nombres », pour reprendre la formule bien sentie d’Alain Supiot. Cette transformation de type capitalistique a été facilitée par l’action de « patrons d’État » qu’analyse Pierre Bourdieu dans La Noblesse d’État, et dont la mission a consisté ici à mettre les valeurs du service public au service de la création de valeur, c’est-à-dire la recherche du profit. Guillaume Pepy, pour ne citer que lui, a en effet toujours pris soin de présenter les évolutions managériales de l’entreprise en évitant le langage ordinaire du discours libéral. Il est parvenu depuis son accession à la présidence de la SNCF à achever de la transformer à grande vitesse en une multinationale de la « mobilité », en diversifiant les activités de l’entreprise : au-delà du ferroviaire, la SNCF est en effet particulièrement active dans le transport urbain, les cars Macron, le covoiturage, le transport routier, la gestion de parkings, le digital et l’international. La SNCF n’y réalisait que 12% de son chiffre d’affaires en 2006 ; d’ici quelques années, cette part devrait atteindre 50 %. Et en vingt ans, le nombre des filiales de droit privé est passé de 350 à plus de 1 000, dont plusieurs font directement concurrence aux activités historiques de l’entreprise – et donc aux cheminots.
Vous expliquez que « les transports en commun ont longtemps été un support de l’organisation inégalitaire de la société et évoquez un actuel « retour à la troisième classe ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Les inégalités sociales s’objectivent de mille et une façons, mais certaines sautent davantage aux yeux que d’autres. Aux premiers temps de la vapeur jusqu’à la construction de l’État social, le transport a été un moyen d’objectiver ces inégalités sociales, avec l’institution de la 3e classe, caractérisée par un confort rudimentaire et un allongement des temps de parcours. La consolidation de l’État social après 1945 va permettre d’introduire plus d’égalité dans l’accès aux transports, notamment via la suppression de la 3e classe et celle de la 1ère classe dans le métro, avant qu’elle ne le soit progressivement supprimée dans les trains régionaux.
La libéralisation des transports, qui va faire son grand retour dès les années 1980 dans le transport aérien, nous renvoie directement aux problématiques héritées du XIXe siècle. La 3e classe fait peau neuve, mais sans être jamais nommée de la sorte – les armes du marketing se sont affûtées depuis. Nommée par termes plus feutrés de « classe éco » ou encore de « low cost », elle n’en est pas moins une résurgence directe des pratiques d’autrefois. A une différence notable près : le transport en 3e classe n’est plus désormais seulement affaire de confort ou de vitesse de déplacement : il se caractérise aussi par la dégradation simultanée de la qualité de service rendu aux usagers et des conditions de travail des salariés. Le cas le plus emblématique de ce phénomène est certainement la compagnie Ryanair, qui défraie régulièrement la chronique. Le retour de la 3e classe ne se limite plus désormais à l’aérien, il s’étend à d’autres secteurs du transport. La SNCF engagée dans une logique concurrentielle ne pouvait en effet s’en désintéresser : c’est ainsi que sont apparus en 2013 les TGV low cost « Ouigo », qui offrent le confort d’un TER et qui desservent essentiellement les gares périphériques des grandes métropoles. Le transport libéralisé par autocar – les « cars Macron » – marque quant à lui l’allongement substantiel des temps de parcours par rapport au train. De sorte que le transport redevient à nouveau un moyen d’objectivation des différences de classe.
Que pensez-vous du processus en cours d’ouverture à la concurrence du secteur des transports ? Faut-il craindre une privatisation de la SNCF ?
Il faut déjà rappeler que les transformations néolibérales des grandes entreprises publiques (SNCF, la Poste, France Telecom, etc.) se font avec l’aval de l’État, qui organise le marché et ses logiques. Dans le domaine des transports, on assiste du reste à une situation pour le moins ubuesque puisque l’État, via ses compagnies, en est réduit à faire exister un marché qui peinerait visiblement à exister sans lui. Je prends l’exemple dans mon livre de la concurrence dans les transports urbains, qui est vraiment frappante. Une bataille fait rage entre différents groupes publics : la RATP, via sa filiale RATP Dev, fait concurrence à Keolis, filiale de la SNCF, laquelle fait concurrence à Transdev, filiale de la Caisse des dépôts…
La conséquence « logique » de ce processus est de rendre au marché ce qui lui appartient, et donc d’organiser la privatisation de ces groupes. Les annonces récentes du gouvernement sur sa stratégie de privatisation de différents groupes publics, à l’instar d’Aéroports de Paris, de la Poste ou de la Française des Jeux, est là pour en témoigner. La transformation du groupe SNCF en société anonyme en constitue le premier jalon. Si le Gouvernement et sa majorité parlementaire jurent la main sur le cœur qu’il n’est pas question d’une privatisation, une simple modification législative permettrait de s’engager sur cette voie dans un futur proche. Il n’y aurait rien de surprenant à voir cette question évoluer dans les années à venir, sauf à imaginer une autre majorité politique que celles qui se sont succédé ces dernières décennies.
Pour finir, alors que Nicolas Hulot vient de démissionner de ses fonctions de ministre de l’Écologie, que pouvez-vous nous dire des conséquences environnementales de l’actuelle politique de libéralisation des transports ?
Le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne sont pas franchement vertueuses… On peut notamment imputer directement à la libéralisation des systèmes de transport la situation quasi hégémonique du transport routier, tout particulièrement dans le secteur des marchandises. La France a du reste été pionnière en la matière, en libéralisant le secteur dès 1986. La concurrence créée va rapidement doper le moins-disant social.
Les chauffeurs routiers, qui ont alors le plus souvent le statut d’artisans, vont progressivement être les sous-traitants des grands groupes, avec tout ce que cela emporte en termes de droit du travail et d’accidentologie. L’élargissement de l’UE va provoquer un second bouleversement du secteur avec le « cabotage », cette règle qui permet aux poids-lourds de charger et de décharger dans un pays tiers dans les conditions sociales du pays d’origine. C’est l’organisation à grande échelle du dumping social. Et le nouveau paquet « Mobilité », actuellement en cours de discussion, n’est pas conçu pour enrayer cette logique.
De sorte que la part du routier dans le transport de marchandises représente aujourd’hui près de 90%, alors qu’elle n’était que de 30 % au début des années 1950 et de 45 % en 1978. Le fret ferroviaire, pourtant le plus écologique, est la grande victime de cette concurrence sauvage, subissant pour sa part des contraintes financières bien supérieures au mode routier. Au passage, sa libéralisation en 2006, présentée à l’époque comme le moyen de restaurer sa compétitivité, n’a en rien permis d’enrayer son déclin.
La concurrence entre le rail et la route a été ensuite instituée dans le transport de voyageurs. Les cars Macron feront ainsi leur apparition dès 2015, permettant des trajets de ville à ville d’un même pays, là où la législation ne permettait auparavant que des liaisons internationales. Ils viennent de fait concurrencer le train. Sur la question de l’impact environnemental de cette concurrence entre la route et le rail, un bilan gagnerait à être réalisé, sachant que, selon l’ADEME, un car émet 18 fois plus de CO2 qu’un TGV et consomme presque 7 fois plus de KEP (kg équivalent pétrole).
En France, le secteur le plus émetteur de gaz à effet de serre n’est autre que le secteur des transports, culminant avec 30% des émissions totales, loin devant l’industrie manufacturière et les déchets ou l’agriculture. Et cette tendance n’est pas à la baisse : la part de la pollution générée par les transports a crû de près de 10 points depuis 1990. Ses émissions proviennent à 95% du transport routier. Le diesel est à lui seul source de 84 % de ces rejets polluants.
J’ai été frappé de constater que ce point n’a pratiquement pas été soulevé à la suite de la démission de Nicolas Hulot, en dépit de la forte mobilisation que l’on a observée pour inciter le gouvernement à changer de cap. J’insiste sur ce point : en matière de lutte contre la pollution, rien de sérieux ne peut se faire en France si l’on ne s’attaque pas vraiment au quasi-monopole du mode routier et si l’on ne remet pas le ferroviaire au cœur des problématiques de transport.
Source : L’arène nue, Laurent Kestel, 05-09-2018
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