Votre dossier médical est un trésor de données très convoitées, en particulier par l’industrie privée, les multinationales pharmaceutiques et les assurances. Le secret médical serait-il devenu un secret de Polichinelle ? Enquête de la RTS.
Il est banal aujourd’hui de dire que la maîtrise des données est un gigantesque enjeu de pouvoir. Pourtant, c’est encore avec beaucoup de naïveté que nous regardons les réseaux informatiques et les bases de données. Un nouveau pouvoir économique se construit, un pouvoir sur la société, mais aussi sur l’individu qui, s’il n’y prend pas garde, risque d’y perdre sa souveraineté et sa liberté. Ainsi, un domaine aussi intime que la santé, par exemple, connaît déjà une exploitation à des fins commerciales. Ça se passe tout près de chez nous, en France…
État de santé fiché
Dans le cabinet médical du Dr. Poels, médecin généraliste à St-Cloud près de Paris, consultation rime depuis longtemps avec informatisation. 90% des dossiers médicaux sont en effet gérés ici par ordinateur. Grâce à un logiciel spécialisé, baptisé Thalès, le médecin peut établir un diagnostic, accéder à la liste des nouveaux médicaments, demander des examens complémentaires, ou concocter une ordonnance avec prix et remboursement.
Ce progrès technologique, le docteur Poels le doit à la Cegedim, une société spécialisée dans la collecte et le traitement de données médicales. Il y a 9 ans, elle a entièrement et gracieusement équipé en informatique un panel de 620 généralistes français. En échange, les médecins se sont simplement engagés à fournir des informations sur leurs patients. Mais pas toutes: “La Cegedim n’a, à aucun moment, ni le nom, ni l’adresse des patients”, précise le Dr. Poels. “Ils ne reçoivent comme informations que le fait d’être un homme ou une femme, le type de pathologie, le type d’antécédent, et c’est tout”.
Mais le patient peut refuser de figurer dans l’ordinateur. Le médecin sera alors obligé de revenir au crayon et au papier pour constituer son dossier médical. Pour les patients consentants, le dossier devient en revanche une fiche codée, qui sera télé-transmise à la Cegedim. Toutes les prescriptions, tous les diagnostics effectués par les 620 médecins qui participent au programme Thalès arrivent alors dans les sous-sol de la Cegedim. Et grâce à ce système informatique très performant, le leader de la donnée médicale est capable aujourd’hui de tout savoir ou presque sur l’état de santé de plus d’un million de Français. “Ca permet tout d’abord de donner l’activité moyenne d’un médecin: le nombre de patients par jour, la fréquence des consultations”, explique Bruno Sarfati, directeur des études Thalès à la Cegedim. “Deuxième information, davantage liée aux laboratoires: tout ce qui figure sur l’ordonnance et qui concerne la posologie, le dosage, les indications…”. Autant de précieuses informations que la société vend, sous forme de statistiques, aux grands laboratoires pharmaceutiques d’Europe, ses principaux clients.
Grâce à ce seul business, la Cegedim a réalisé un chiffre d’affaires annuel de 5 millions de francs suisses. Alors ne pourrait-on pas imaginer que le patient, la “matière première”, en profite aussi? Pour Jean-Claude Labrune, directeur général de la Cegedim, c’est hors de question: “D’une part, je ne pense pas que le patient soit propriétaire des données, et d’autre part, l’économie du projet ne supporterait pas un dédommagement, même minime, du patient. Le chiffre d’affaires doit être d’une vingtaine de millions [en francs français] sur cette activité. Je pense qu’il n’y a pas de quoi nourrir beaucoup de gens avec 20 millions. C’est une toute petite activité!”
Une “toute petite activité” qui ne va de loin pas s’arrêter là! La Cegedim a déjà conçu un logiciel plus puissant qui, cette fois, englobe 3′500 médecins. Et ce n’est qu’un début.
Et en Suisse ?
Côté helvétique, ce sont pour l’instant des organismes publics qui possèdent les plus importantes bases de données épidémiologiques. Unique en Suisse romande, Bus Santé 2000 à Genève en est un parfait exemple. Depuis 1992, l’équipe du Bus traque sans répit les grandes maladies du siècle, comme les maladies cardio-vasculaires ou le cancer. Plus d’un millier de personnes volontaires y passent chaque année. On leur demande de remplir un questionnaire parfaitement anonyme qui porte notamment sur le mode d’alimentation, l’activité physique, etc. Quelques analyses, petit examen de la taille, du poids, de la tension artérielle, et ces informations vont sur la base de données de la division d’épidémiologie clinique de l’Hôpital cantonal universitaire. Elles permettront ensuite de mettre sur pied des campagnes de prévention et de sauver des vies.
Ces données, c’est donc toute la société qui en profite et personne ne fait de l’argent avec. Le bus est entièrement financé par des fonds publics. Mais si cela devait changer…? Peut-on envisager que ces données soient un jour vendues à l’industrie privée pour financer la poursuite des recherches? “Je crois qu’il y a deux choses”, répond Alfredo Morabia, de la division d’épidémiologie clinique à l’Hôpital universitaire de Genève. “D’une part, nous sommes aujourd’hui entièrement financés par des fonds publics: Hôpital universitaire, Département de l’action sociale, Fond national pour la recherche scientifique, etc. Nous n’avons aucun financement privé, et personne n’a exprimé d’intérêt non plus. Maintenant, si une industrie voulait utiliser l’information obtenue sur le Bus pour poser des questions d’intérêt scientifique, il est sûr qu’elle ne pourra jamais obtenir la base de données et qu’elle ne pourra jamais remonter jusqu’aux individus. Mais, pour l’instant, ça ne s’est pas produit et je ne suis pas sûr que ça se produise dans un avenir proche”.
Pas si sûr. Parce que les données médicales, ça vaut de l’or. L’institut IHA-IMF Health, basé à Hergiswil (NW) avec une antenne romande à Lausanne, l’a bien compris. Spécialisé dans la récolte et l’analyse de ces données, IHA fait aussi des sondages et s’occupe, par exemple, de calculer les taux d’audience de la TSR..
Pour la récolte de données médicales, l’institut paye des médecins. Chaque trimestre, 500 généralistes et internistes acceptent de remplir un formulaire anonyme dans lequel ils consignent leurs diagnostics et les traitements prescrits. Les données ainsi récoltées sont revendues. Client principal: l’industrie pharmaceutique.
Le contrôle et l’éthique
Mais certaines sociétés espèrent aller encore plus loin: par exemple Médidata, à Lucerne, espère devenir bientôt le principal réseau de facturation du pays. Pour l’instant, elle ne fait que transporter des données. Mais à terme, elle pourra stocker, traiter et revendre ses informations. Derrière Médidata, il y a les assureurs. Leur but: étendre leur réseau et ainsi contrôler médecins et assurés. Avec les réseaux informatiques, récolter les données sera alors un jeu d’enfant, comme pour la Cegedim en France. Mais a-t-on le droit, en Suisse, de récolter des données médicales dans le but d’en faire commerce? “Oui”, répond Carmen Grand, juriste auprès du Préposé à la protection des données. “Si je prends le cas d’une entreprise privée, telle que la Cegedim, qui assure qu’elle collecte, respectivement qu’elle traite, des données strictement anonymes, alors elle peut effectivement même les vendre. Même si, au plan éthique, cela pose certains problèmes”.
En fait, le problème se pose à deux niveaux: en amont d’abord, où le patient n’est absolument pas associé aux bénéfices financiers que la récolte des données le concernant va engendrer, alors que son médecin, lui, en tire des avantages certains. Cela dit, le médecin est tenu d’informer son patient qu’il récolte des données sur lui. Il doit lui préciser dans quel but il le fait et comment il peut en garantir l’anonymat. C’est une question de confiance. D’ailleurs, au niveau européen, la Convention de bioéthique préconise le droit à la personne physique de refuser que ses données, même anonymes, soient utilisées.
Mais, à l’autre bout de la chaîne, les fonctionnaires du Préposé à la protection des données n’ont, de leur propre aveu, aucun moyen de vérifier que les données ainsi récoltées sont et resteront parfaitement anonymes. Quant aux assurances, elles espèrent, à travers la récolte de données, exercer un contrôle plus grand sur les médecins et les prestataires de soins, mais aussi trier les bons et les mauvais risques. Science-fiction? L’exemple qui suit est 100% réel.
Histoire d’un dérapage incontrôlé
L’an dernier, Jacques K. a fait partie d’une étude médicale prédictive. Le but était d’observer les prédispositions génétiques à certaines maladies auprès d’un échantillon de la population. Ce type d’études, les hôpitaux universitaires les mettent sur pied dans tous les cantons, en faisant appel à des patients volontaires. Les données récoltées restent anonymes et servent à mettre sur pied des campagnes de prévention, ainsi qu’à établir des statistiques utiles. Les participants sont informés de leurs résultats et peuvent aussi les faire suivre à leur médecin traitant, si quelque chose d’anormal est découvert.
C’est ce qui est arrivé à Jacques. Grâce à cette étude, il a découvert qu’il était porteur du gène d’une maladie rare. Son analyse génétique a été envoyée à son médecin, qui pourra ainsi le suivre et prévenir cette maladie.
Au début de cette année, Jacques K. décide de se mettre à son compte. En indépendant prévoyant, il téléphone à son assurance pour contracter une complémentaire perte de gain. Comme toujours dans ces cas-là, l’assurance prend des informations auprès du médecin traitant de Jacques K. Le médecin, par négligence ou pour ne pas perdre de temps, envoie tout le dossier médical de Jacques à son assurance, y compris son analyse génétique, sans en informer son patient, ni lui demander son autorisation. Quelques semaines plus tard, Jacques reçoit son contrat d’assurance perte de gain… Et surprise: l’assurance a émis une réserve pour la maladie génétique.
“Ce médecin traitant a commis une erreur, dans le sens où, en principe, il ne doit jamais transmettre un dossier médical au complet à une assurance. Et encore moins à la partie administrative de l’assurance, puisque ces données ne peuvent être transmises qu’au médecin-conseil de l’assurance”, commente Dominique Sprumont, directeur adjoint de l’Institut du Droit de la Santé à l’Université de Neuchâtel. “Le point essentiel, c’est que, dans ce domaine, ce sont les règles de la protection des données qui s’appliquent. Ces règles veulent qu’on ne transmette des données que dans un but déterminé. La loi sur le contrat d’assurance précise bien que l’assuré, le demandeur d’assurance, ne doit répondre qu’à des questions précises, non-équivoques et posées par écrit. Et ce serait une bonne chose que le médecin traitant ne se contente pas d’un coup de téléphone ou d’une lettre d’un de ses collègues qui lui demande des informations, mais qu’il s’assure qu’il y a bel et bien eu une autorisation expresse de la part de son patient pour que ses informations soient transmises”.
Du côté des médecins, on est plutôt d’accord: “La position médicale est tout à fait claire”, affirme Bertrand Jacot Descombes, président de la Commission d’éthique pour la recherche clinique en ambulatoire à Genève: “en aucun cas, un médecin ne doit envoyer l’ensemble d’un dossier médical, que ce soit au médecin-conseil d’une assurance ou à qui que ce soit. Les médecins ne doivent répondre qu’aux questions posées et dûment motivées”.
Mais en fin de compte, à qui appartient un dossier médical: au patient ou au médecin? “En principe au patient”, répond M. Sprumont. “Même si cette question est controversée juridiquement, je dirais qu’il a le droit d’accéder à ses données. Quant au médecin, il ne peut finalement que demander d’en conserver copie pour lui-même, mais ce n’est pas lui le propriétaire des données”. Ainsi, théoriquement, le médecin traitant devrait demander à son patient s’il est d’accord qu’il réponde aux questions du médecin-conseil de l’assurance. En la matière, les bons élèves sont les psychiatres: “en psychiatrie, le médecin traitant rédige son rapport à l’avance et le lit à son patient avant de l’envoyer au médecin-conseil”, explique le Dr. Jacot Descombes. “Mais ce qui est vrai pour la psychiatrie est beaucoup plus difficile à faire en médecine générale ou en médecine interne. Là, souvent par manque de temps, on n’a pas la possibilité de contacter tous les patients et de leur demander s’ils acceptent que telle ou telle donnée soit transmise. D’autant plus que ceci peut nécessiter des explications relativement longues avec le patient. Car si l’on veut que son consentement soit éclairé, selon la formule traditionnelle, il est nécessaire de rendre le patient sensible à la portée de certains diagnostics”.
Analyse génétique, mine d’or pour les assurances
Mais le parcours des données médicales ne s’arrête pas là: les assurance se transmettent les informations entre elles. Sur ce terrain, la perméabilité est totale. Il y a donc de fortes probabilités que les données vous concernant vous suivent si vous changez d’assurance. Ce qui, dans certains cas, peut-être très gênant. Retour à notre exemple.
Jacques K. est assuré auprès de la plus importante compagnie de son canton. La maladie qu’il risque de développer est héréditaire. Elle se transmet par les parents et ne touche que les hommes. Le risque que les mâles de sa lignée soient atteints est énorme. Manque de chance, Jacques y est affilié depuis sa naissance comme toute sa famille: son père, ses oncles, ses frères, ses neveux, ses cousins germains et ses propres enfants. Avec l’analyse génétique de Jacques entre les mains, l’assurance sait désormais que tous les hommes de cette famille sont de mauvais risques, car tous sont susceptibles d’être atteints par cette maladie. Elle détient donc une information qui dépasse le cadre strict d’un individu, mais concerne son entourage et même sa descendance. Évidemment, cela fait peur. “Avec la multiplication des analyses génétiques, il serait surprenant que ce soit un cas unique”, déclare Dominique Sprumont. “Même si les assureurs se défendent d’accéder à ces renseignements, leur objectif est tout de même de collecter le plus d’informations possible. Il faut donc s’attendre à ce que ces cas se multiplient”. Bertrand Jacot Descombes se veut, quant à lui, plus optimiste: “En Suisse, toute recherche médicale doit passer devant une Commission d’éthique, qui va s’assurer que le consentement du patient sera demandé avec, dans la plupart des cantons, l’obligation d’un consentement écrit, pour éviter que l’on n’admette ensuite que le patient était informé, alors qu’il ne l’était qu’à moitié”.
Actuellement, un projet de loi sur l’analyse génétique humaine est en cours de consultation en Suisse. Elle devrait permettre de mettre en place des garde-fous supplémentaires. Suffira-t-elle a protéger les individus et leur droit au secret médical? La question reste posée, dans un monde où tout évolue plus vite qu’on ne peut l’imaginer. Un large débat serait le bienvenu. En tout cas, s’il est un exemple en la matière qui donne à réfléchir, c’est bien celui de l’Islande, qui vient de vendre à une société privée l’analyse génétique de ses habitants.
Le cas islandais
Isolée, l’Islande n’est habitée que depuis l’an 870 environ. La plupart des habitants actuels descendent des premiers colons, ce qui fait des Islandais une population bien caractérisée et génétiquement homogène. Cela signifie que deux Islandais pris au hasard ont plus d’antécédents génétiques semblables que deux personnes prises dans une région plus propice au métissage. Du coup, le nombre des maladies héréditaires y est aussi plus élevé.
Or, une mutation génétique entraînant une maladie est complètement perdue au milieu d’une grande diversité de gènes humains, et devient donc difficile à déceler. Dans une population comme celle de l’Islande par contre, c’est plus simple. Un peu comme si on cherchait une maison rouge dans une ville ou toutes les maisons sont jaunes: elle sera plus facile à repérer.
Pour les chercheurs qui interrogent les gènes et l’hérédité des maladies, cette population est donc un laboratoire de recherche unique au monde. Ficher l’ADN des Islandais et repérer leurs ancêtres est un moyen de mieux comprendre les mécanismes de maladies graves, comme la schizophrénie, la maladie d’Alzheimer, les affections cardio-vasculaires, les scléroses, etc.
Mais là où le bât blesse, c’est que le gouvernement islandais a donné à la société privée Decode Genetics, dont le groupe Suisse Hofmann La Roche est le principal commanditaire, l’accès exclusif, pour 12 ans, aux données génétiques de ses citoyens. Comment une société privée a-t-elle pu obtenir l’exploitation du fichier médical et généalogique des habitants de l’île à des fins commerciales? Eh bien, tout simplement en prononçant le mot magique qui fait s’incliner n’importe quel gouvernement: “emploi”. Decode Genetics embauche en Islande et promet la gratuité des médicaments qui seront mis au point à tous les habitants. Une compensation consternante en regard des profits qui se dessinent. Car, même si ces données sont codées et anonymes, de nombreux Islandais redoutent de voir ainsi de précieuses informations exploitées exclusivement par une entreprise privée.
Vos données vous appartiennent !
A ce jour, l’OMS a répertorié quelques 5′000 maladies rares dans le monde, et dans 80% des cas, il y a un facteur génétique. On considère comme maladies rares toutes celles qui touchent moins de 1 personnes sur 500. On les appelle aussi “maladies orphelines”, parce que personne ne s’en préoccupe, si ce n’est pour éliminer les mauvais risques des assurances. C’est toute l’ambiguïté de la recherche sur le génome humain. Face à tout cela, on peut rappeler quelques principes essentiels :
1. Le secret médical est un droit fondamental.
2. Votre médecin n’a pas le droit de transmettre des données médicales vous concernant sans votre approbation. Demandez-lui systématiquement de vous aviser avant de transmettre quoi que ce soit à votre assurance.
3. Vous avez le droit, en tout temps, de consulter les données vous concernant auprès de votre assurance et, le cas échéant, de les faire modifier.
4. Personne n’a le droit d’utiliser votre analyse génétique contre vous. C’est illicite. Il faudra donc rappeler régulièrement aux assureurs et aux employeurs que toute discrimination fondée sur des caractéristiques génétiques est interdite, car ils ont très mauvaise mémoire dans ce domaine.
Enfin quand on utilise vos données médicales, même anonymes, à des fins commerciales et de marketing, la moindre des choses serait quand même de vous faire partager une partie du bénéfice…
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