En plus de se prononcer au niveau fédéral sur la Réforme de la fiscalité et du financement de l’AVS (RFFA), les Genevois voteront le 19 mai sur son application cantonale. L’enjeu est de taille pour le canton, qui accueille de nombreuses entreprises à statut appelées à perdre les taux d’imposition préférentiels qui leur sont accordés.
Le Courrier décrypte l’application genevoise de la réforme fiscale des entreprises, qui fixe un taux unique.
1. Un taux à 13,99%
Car ces statuts fiscaux spéciaux sont considérés par l’Union européenne et l’Organisation de coopération et de développement économiques comme une distorsion de la concurrence et une aide publique prohibée. La Suisse est sommée d’harmoniser l’imposition des bénéfices des entreprises d’ici au 1er janvier 2020. A Genève, les sociétés ordinaires sont taxées à 24,2% et celles à statut à 11,6% en moyenne. Le Grand Conseil a fixé un taux unique de 13,99%, contre 13,49% prévu dans le projet abandonné après le «non» des Suisses en 2017 à la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE III). Un demi-point qui induit une réduction de la perte fiscale de 71 millions de francs.
2. De -232 millions à -400 millions de recettes
Au final, le manque à gagner est estimé la première année de la réforme à 186 millions pour le canton et 46 millions pour les communes. Pour en arriver là en limitant les pertes, il est prévu une augmentation de 10% de l’impôt sur les dividendes, rapportant 23,4 millions, l’imposition des holdings (49,6 millions) et le plafonnement sur cinq ans de l’imputation de l’impôt sur le bénéfice à l’impôt sur le capital. Cette dernière mesure évite, la première année, une perte de 166 millions. Mais ce n’est qu’un sursis, puisque l’imputation devient progressivement totale. Le manque à gagner de 232 millions en 2020 prendra ensuite l’ascenseur pour atteindre 400 millions après cinq ans, soulignent les opposants. Ce manco devrait néanmoins être graduellement absorbé par les effets positifs escomptés de la réforme, parient ses partisans. Soit une hausse de la croissance.
A noter encore que, sur les 111 millions que la Confédération rétrocédera à Genève sur l’impôt fédéral direct, le canton en donnera 20% aux communes (22,2 millions), alors que cette part était de 13% (14,7 millions) avec RIE III. Point important: le taux plancher d’imposition, après usage de tous les outils fiscaux disponibles, est fixé à 13,48%.
3. Quelle boîte à outils?
Dans le but de maintenir une attractivité fiscale, Berne a prévu une série d’outils fiscaux, donnant une marge de manœuvre aux cantons. Genève, selon son Conseil d’Etat, fera un usage «très limité» de ces allègements, car ils bénéficieront avant tout aux entreprises ordinaires qui profiteront déjà de la baisse de leur taux d’imposition. Ainsi, la réduction de l’imposition des bénéfices provenant des brevets (patent box) est limitée à 10%. En revanche, Genève fera un usage maximal de la déduction sur les frais de recherche et développement, afin de stimuler ces activités et l’emploi. Une entreprise pourra déduire 50% de plus que les dépenses effectivement engagées.
4. Compensations sociales
Le Conseil d’Etat genevois a proposé un accord politique pour que chaque franc d’impôt perdu par le canton corresponde à un franc dépensé pour augmenter les subsides d’assurance-maladie. Ainsi, le contre-projet à l’initiative de la gauche pour plafonner les primes à 10% du revenu crée une enveloppe cantonale de 186 millions pour soulager les assurés. Mais il ne s’agit là que d’un engagement politique du gouvernement et du Grand Conseil. Car, dans les faits, la baisse fiscale et la hausse des subsides sont deux objets de votation séparés. En clair, le peuple pourrait voter l’un et pas l’autre.
En revanche, une mesure sociale – financée par les entreprises – est juridiquement liée à la réforme fiscale, à savoir 18 millions de francs destinés à alimenter un fonds pour inciter les communes à créer des places de crèche. C’est l’unique mesure compensatoire qui demeure de la RIE III genevoise, laquelle prévoyait 60 millions récurrents et 45 millions non récurrents pour la formation professionnelle, les transports publics ou le chômage. Cela dit, la contribution patronale sur la masse salariale resterait identique à celle fixée dans le projet initial, à savoir +0,22%, puisque les 0,07% dévolus aux crèches s’additionneraient aux 0,15% prévus pour l’AVS par la RFFA fédérale.
5. Frein au déficit suspendu
Enfin, au vu des nouvelles dépenses et pertes qui pèseront 372 millions dans le prochain budget du canton, l’État sera autorisé à afficher un déficit budgétaire du même montant la première année de la réforme, un montant diminuant jusqu’à 186 millions la huitième année, avec un retour à l’équilibre dès la suivante. Cette suspension du frein au déficit a pour but d’éviter de sabrer dans les prestations tout en laissant le temps à la réforme de déployer ses «effets dynamiques» escomptés en terme de croissance. Mais rien n’oblige le Conseil d’État à présenter des déficits. L’obligation de l’équilibre budgétaire sera aussi suspendue pour les communes.
6. Quels scénarios selon les résultats?
Si la RFFA fédérale devait échouer et la cantonale être votée, Genève se trouverait dans une situation similaire à celle du canton de Vaud, qui a appliqué sa déclinaison de la RIE III alors que celle-ci avait échoué au niveau fédéral. Le projet ne serait pas caduc mais devrait être réaménagé, a expliqué la grande argentière genevoise, Nathalie Fontanet. En cas de scénario inverse, Genève devrait en urgence trouver un nouveau projet fiscal pour éviter une harmonisation du taux d’imposition à 24,2% dès janvier 2020 – et le risque d’une hémorragie des entreprises à statut.
7. Les fronts
Après avoir voté le compromis au Grand Conseil, le Parti socialiste a rejoint le reste de la gauche (Ensemble à Gauche et les Verts) dans le camp du non, lequel comprend aussi les syndicats des secteurs privé et public ou encore l’Asloca. L’UDC a fait faux bond à la droite, refusant «un encorbellement de propositions à accepter globalement» mélangeant fiscalité, soutien aux crèches et coûts de la santé. Le parti critique aussi la «fuite en avant» du modèle de développement genevois.
Le Conseil d’État, le PLR, le PDC et le MCG soutiennent la réforme, ainsi que la Fédération des entreprises romandes, celle des métiers du bâtiment ou encore la Chambre de commerce, d’industrie et des services.
«Eviter le gouffre», l’argument miroir
En commission fiscale et face à la presse, la conseillère d’Etat chargée des Finances, Nathalie Fontanet (PLR), a insisté sur l’importance de la réforme fiscale pour Genève, «dont la prospérité repose largement sur la dimension internationale de son économie». Et de souligner que les entreprises à statut assurent 23% des recettes fiscales des personnes morales du canton. Elles génèrent 22 000 emplois directs et environ 40 000 indirects, soit près d’un quart des emplois à Genève, selon les autorités. Ces sociétés et leurs employés directs génèrent en outre 1,1 milliard d’impôts cantonaux et communaux. Avec la RFFA cantonale, ces entreprises devraient payer 344,6 millions d’impôts en plus.
Selon Mme Fontanet, la réforme minimise les risques de délocalisation. Elle permet de maintenir les entreprises et les emplois, tout en préservant autant que faire se peut les finances cantonales. En outre, la réforme offre une «cohérence lémanique». En restant proche du taux fixé par le canton de Vaud, Genève évite que des entreprises n’y déménagent ou préfèrent s’y installer.
Le conseiller d’État socialiste Thierry Apothéloz, lui, se réjouit que la classe moyenne soit soulagée grâce à l’augmentation du montant des subsides d’assurance-maladie et en élargissant le cercle des bénéficiaires, qui passeraient de 53 000 à 125 000. Et on répondra aux besoins des familles en créant plus de 500 places de crèches, a-t-il dit.
Selon les partisans de la réforme, celle-ci bénéficiera avant tout aux PME locales qui distribuent peu de dividendes et réinvestissent dans l’outil de production.
Vraiment? «A Genève, 60% des entreprises, avant tout des PME, ne payent pas d’impôts sur le bénéfice faute d’en faire, donc seules les grosses entreprises auront un effet d’aubaine», a rétorqué Jean-Luc Ferrière, du SIT, lors de la conférence de presse du comité unitaire contre la RFFA.
Et il n’y a aucune raison de leur faire un tel cadeau alors que le canton doit avoir les moyens d’affronter les défis à venir, souligne le comité. «Cette réforme est une tartufferie, s’indigne la députée Jocelyne Haller (EàG). On nous propose d’endetter Genève, alors que les dossiers à l’aide sociale ont triplé en vingt ans!»
Car l’effet dynamique relève de la «baguette magique» – selon le socialiste Guilhem Kokot. Davide De Filippo, de la Communauté d’action syndicale (CGAS), ajoute: «Le raisonnement économique voulant que les entreprises réinvestissent les baisses d’impôts dans l’économie date du XIXe siècle. Ça se saurait. Une entreprise investit s’il y a un marché.» Dans la vraie vie, les conséquences seront un ralentissement des investissements, des coupes dans les prestations, la pression sur la fonction publique, promet le comité unitaire. «Les communes, dont certaines verront leurs recettes fiscales diminuer de 25%, auront le choix entre couper dans les prestations ou augmenter l’impôt communal» des personnes physiques, prévient M. Ferrière, qui cite plusieurs communes vaudoises acculées après l’adoption de la RIE III.
Pour le comité, une réforme ne serait acceptable qu’avec «zéro perte», soit un taux de 15-16%. Quitte à risquer un exode des multinationales? Elles misent aussi sur d’autres facteurs que la fiscalité, contestent les opposants, comme les infrastructures, les services, la qualité de vie – toutes choses menacées par des caisses de l’Etat vidées. «Dans le canton de Vaud, 1500 emplois dans ce secteur ont été délocalisés depuis l’entrée en vigueur de la réforme cantonale», appuie M. De Filippo, pour qui un taux bas ne garantit pas le maintien de ces multinationales.
Le député Vert Jean Rossiaud ne veut plus du «chantage permanent à la délocalisation». Il veut une fiscalité ne favorisant pas la concurrence fiscale internationale et intercantonale mais qui attire des entreprises socialement et écologiquement responsables.
Enfin, M. Kokot dénonce un «jeu de dupes» puisque «la droite n’a pas lié légalement la réforme fiscale et la hausse des subsides d’assurance-maladie». Quant aux 18 millions pour les crèches, la mesure aurait dû être mise en œuvre depuis longtemps en réponse à une votation populaire de 2012 qui n’avait rien à voir avec la RFFA. RA
Le Courrier, 16 avril 2019, Rachad Armanios
0 commentaire à “Il est venu le temps du vote fiscal”