Une privatisation des routes nationales françaises ?

Après la révélation par le Monde, en novembre 2018, de l’existence d’un rapport (pas encore dévoilé) préconisant de confier 200 à 300 kilomètres de voies publiques aux sociétés d’autoroutes, la crainte d’une «privatisation» des routes nationales en France est revenue dans l’actualité avec l’adoption, le week-end dernier, de deux amendements du député LREM Joël Giraud à la loi LOM (loi d’orientation sur les mobilités).

Ceux-ci élargissent les possibilités pour les concessionnaires d’autoroute d’adjoindre des portions de voies publiques à leurs concessions, tout en modifiant la notion d’autoroute.

Un premier amendement vient ainsi compléter le code de la voirie publique, en disposant que «les autoroutes peuvent comporter des sections à gabarit routier, dans des conditions définies par décret en Conseil d’Etat et tenant compte notamment de contraintes topographiques». Il ajoute également, après un paragraphe de l’article L122-4 consacré à l’intégration d’ouvrages ou d’aménagements, non prévus au cahier des charges, dans l’assiette de la délégation, la phrase suivante : «Ces ouvrages ou ces aménagements peuvent porter sur des sections à gabarit routier ayant pour effet de fluidifier l’accès au réseau autoroutier.»

Le second amendement est un ajout au texte initial du projet de loi. La phrase «[…] l’Etat ne renonce pas […] aux projets de grandes liaisons ferroviaires interurbaines […] et aux projets de compléments ponctuels du maillage autoroutier» a été complétée par les mots suivants : «le cas échéant en faisant porter par une délégation de service public autoroutier existante la création ou l’aménagement d’infrastructures à gabarit routier ayant pour effet de faciliter, sécuriser ou fluidifier l’accès à une autoroute ou aux itinéraires qui la prolongent».

Première conséquence, selon le communiqué de presse de Joël Giraud : «La norme obligatoire d’une autoroute 2×2 voies séparées avec bandes d’arrêts d’urgence est modifiée. Dès lors que les conditions économiques, environnementales ou géomorphologiques le justifieront, une autoroute pourra avoir un gabarit routier. Tel est déjà le cas dans les zones de montagne de tous les pays d’Europe, notamment la Suisse, l’Autriche et l’Italie mais demeurait impossible en France sauf à légiférer autoroute par autoroute, comme cela a été le cas de l’A43 entre Saint-Michel-de-Maurienne et le Tunnel du Fréjus.»

Cette modification a son importance. Car jusqu’ici, le droit prévoyait deux types de voies nationales : les routes nationales en tant que telles, gratuites et mises en œuvre par l’Etat, et les autoroutes, qui peuvent être construites par des prestataires privés dans le cadre d’une concession et faire l’objet d’un péage. En intégrant comme «autoroute» des voies à «gabarit routier» (2×1 voie, limitée à 80 km, selon Giraud), l’amendement rend donc possible leur intégration dans la concession. Alors que jusqu’à maintenant, cette possibilité nécessitait, au cas par cas, un texte législatif.

Deuxième changement apporté par l’amendement, selon Giraud : «Le droit actuel prévoit que les autoroutes peuvent être prolongées si on démontre la nécessité et l’utilité de ce prolongement. Désormais, l’objectif de desserte des territoires devient un des critères d’appréciation des adossements, par ailleurs très encadrés par le droit européen.»

Ces évolutions vont-elles cependant conduire à la «privatisation» des routes nationales, ou plus précisément au fait qu’elles puissent être confiées à des concessionnaires privés, les voies demeurant, comme les autoroutes, propriété de l’Etat ?

«On reste dans le cadre de l’adossement, explique Giraud à CheckNews, donc pour des voies contiguës aux autoroutes, et pour des portions limitées dans l’espace, rarement plus de 30 kilomètres.» Il s’agirait donc seulement de morceaux restreints de nationales permettant de fluidifier l’accès aux autoroutes.

«Le texte est quand même très flou, s’inquiète l’avocat et maître de conférences en droit à l’université de Lille Yves-René Guillou. L’amendement parle d’accès à une autoroute, mais aussi “d’itinéraires qui la prolongent”, ce qui peut être beaucoup plus significatif en termes de distance.»

Reste que face à une portion payante, un automobiliste doit en principe se voir proposer un itinéraire alternatif gratuit. S’il n’y en a pas, le concessionnaire peut s’en sortir en maintenant gratuite la portion adossée, et en se rattrapant via un allongement de la durée de sa concession ou une hausse des péages sur la partie payante. Sauf que la première solution, qui doit passer par une loi, pourrait se voir contester, le contrat initial pouvant être potentiellement considéré comme «substantiellement modifié». D’autant que les durées de concession ont déjà été allongées il y a quelques années. La deuxième option serait également risquée juridiquement, les utilisateurs de l’autoroute payant pour les usagers de portions gratuites : «Dans le cadre du régime juridique applicable aux autoroutes, le principe de la redevance est que vous payez pour un service rendu, et non pas pour des routes nationales dont le principe est que les usagers ne payent pas. On ne peut donc pas faire porter le prix d’une redevance sur des routes qui ne feront pas l’objet de la concession autoroutière», prévient Yves-René Guillou.

Enfin, face à Joël Giraud qui se targue, grâce à son amendement, de voir «le droit et les normes des concessions autoroutières totalement modifiés», Guillou répond qu’«un député ne peut pas changer comme ça le droit des concessions, qui reste un contrat public encadré au plan national comme européen».

En résumé, le principe général de l’intégration de voies à gabarit routier dans les concessions d’autoroute est bien prévu par le projet de loi, alors qu’il fallait jusqu’ici en passer par une loi au cas par cas. Cette possibilité reste cependant limitée, en principe, à de faibles portions, contiguës aux autoroutes. D’aucuns estiment toutefois que la formulation de l’amendement pourrait ouvrir la voie à des longueurs plus importantes.

Luc Peillon, Libération, 15 juin 2019

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