Selon ses partisan-e-s, la RFFA était censée mettre un cran d’arrêt à la concurrence intercantonale, instaurer une ère de justice fiscale, sauvegarder les places de travail et épargner le service public. On en est loin.
Éditorial
Une réduction importante du taux d’imposition des bénéfices a été acceptée en votation dans les cantons de Thurgovie et Soleure . Appenzell-Rhodes-Intérieures et Nidwald s’apprêtent à faire de même. Après l’approbation de la RFFA, le 19 mai dernier, la plupart des cantons helvétiques – mis à part Berne et le Valais – ont déjà revu leur fiscalité des entreprises à la baisse.
Comme le souligne Sébastien Guex (lire son interview), la tendance est claire: le taux d’imposition moyen dégringole et les nouvelles niches fiscales seront exploitées au maximum par les multinationales.
Durant la campagne de votation, les partisan-e-s de la RFFA, parmi lesquels se distinguaient les cadres du Parti socialiste suisse, lui tressaient des louanges. La nouvelle loi était censée mettre un cran d’arrêt à la concurrence intercantonale, instaurer une ère de justice fiscale, sauvegarder les places de travail et épargner le service public.
On en est loin. Alors qu’elle ne déploiera pleinement ses effets que dans quelques années, la révision fiscale a déjà poussé le Grand Conseil genevois à biffer 412 emplois prévus au budget; dans les chiffres rouges, les communes vaudoises préparent des programmes d’économies; et quinze cantons prévoient une détérioration de leur situation budgétaire en 2020 (1).
Ces dernières années, les cantons ont pourtant amassé un joli pactole. Fin 2018, leur fortune nette s’approchait des 35 milliards de francs. De son côté, la Confédération a aligné quinze années d’excédents – à tel point que même les experts de l’OCDE l’appellent à desserrer son frein à l’endettement pour investir dans la transition verte.
Cette bonne santé financière est, en large partie, la conséquence des politiques d’économies imposées au service public et à ses employé-e-s. Aujourd’hui, elle devrait être utilisée pour répondre aux besoins sociaux urgents en matière de santé publique, de petite enfance, d’éducation, de lutte contre la précarité. Elle devrait permettre, en parallèle, les investissements nécessaires à un véritable « new deal » écologique.
Sous la pression du patronat, les autorités politiques ont fait un choix différent: bétonner le paradis fiscal helvétique. Cette option profitera au 1% de la population, constitué par les propriétaires des grandes banques et multinationales, dont le portefeuille n’arrête pas d’enfler – les actionnaires des sociétés cotées à la bourse suisse se partageront, cette année, 50 milliards (!) de dividendes (2).
En revanche, une majorité de la population sera frappée par un regain d’austérité. Et les plans ambitieux pour le climat resteront dans les tiroirs.
Voilà le choix réactionnaire embrassé par la classe dominante helvétique, cupide et incapable de répondre aux grands défis de l’époque – égalité, justice sociale et climatique. Pour imposer un autre horizon, la construction d’un large front de lutte – regroupant militant-e-s pour le climat, féministes et syndicats combatifs – est plus que jamais nécessaire.
(1) Reto Wyss: analyse des finances cantonales. USS, novembre 2019.
(2) Finanz und Wirtschaft, 18 janvier 2020.
Services publics, 26 février 2020, Guy Zurkinden, rédacteur
Coup de fouet fiscal
Mardi 18 février 2020, Interview de Guy Zurkinden
Entrée en vigueur le 1er janvier, la RFFA durcit déjà la concurrence fiscale et menace les budgets. Questions à Sébastien Guex, professeur à l’Université de Lausanne, spécialiste en fiscalité et en finances publiques.
La loi relative à la réforme fiscale et au financement de l’AVS (RFFA) s’accompagne de lois d’application cantonales révisant les barèmes d’imposition des bénéfices. Avec quels impacts ?
Sébastien Guex – La loi vient d’entrer en vigueur. Tous les aspects de la nouvelle donne ne sont donc pas encore connus. D’autant plus qu’en matière fiscale, beaucoup se joue dans les détails: l’application concrète des lois, via les ordonnances et les pratiques de l’administration fédérale, a un rôle décisif.
On peut cependant déjà indiquer quelques tendances de fond.
Tout d’abord, un nouveau round s’est ouvert dans la concurrence fiscale que se livrent les cantons – comme l’a souligné avec satisfaction le quotidien NZZ, proche des milieux patronaux.
Lors de la campagne sur la RFFA, la direction du Parti socialiste suisse, favorable au projet de loi, nous expliquait que la RFFA allait diminuer la concurrence fiscale à laquelle se livrent les cantons. C’est une grossière contre-vérité. La direction du PSS, peu avare d’arguments, expliquait aussi que la bataille principale se jouerait dans les cantons. Et que le PSS y combattrait toute baisse importante du taux d’imposition des entreprises. Or ces batailles ont été menées seulement dans une poignée de régions (parfois contre le PS, comme à Fribourg) – et ont été perdues, à l’exception de Berne.
Le bilan des courses, c’est que le taux moyen (nominal) d’imposition des bénéfices a chuté de près de 30%. Proche des 19% avant le lancement de la réforme, il est en train de se fixer autour des 14%. En Suisse romande, les taux sont souvent encore plus bas.
Et ce n’est pas fini. Dans les cantons de Suisse centrale, des discussions sont lancées sur de nouvelles baisses: on évoque des taux à 10%, y compris les 8,5% de l’impôt fédéral direct!
Qu’en est-il des niches fiscales ?
Tout indique que les trois principaux outils fiscaux – patent box, déductions des dépenses de recherche et développement, intérêts notionnels – seront utilisés de manière intensive.
L’ensemble des cantons vont appliquer la Patent Box. Celle-ci prévoit une imposition réduite des bénéfices provenant de brevets et de « droits comparables ». Sur cette question, il sera décisif de voir, dans la pratique, quelles marges de manœuvre les autorités fiscales laisseront aux entreprises. Ces dernières vont faire pression pour obtenir les marges les plus larges possibles, afin de maximiser leurs déductions. Un exemple: si Nespresso arrive à déduire les bénéfices réalisés grâce à l’utilisation de sa marque, considérée comme un « brevet », elle pourra réaliser de gigantesques économies d’impôts.
Tous les cantons romands ont aussi prévu d’appliquer à plein les déductions pour la recherche et le développement – qui permettront de soustraire jusqu’à 167,5% des sommes effectivement dépensées.
Le canton de Zurich est le seul autorisé à utiliser la déduction des intérêts notionnels, en raison des restrictions prévues dans la loi. Ce troisième outil permettra aux grandes entreprises de la place financière zurichoise – notamment les banques et assurances – d’exonérer une part importante de leurs bénéfices. Il est cependant probable que d’autres cantons — par exemple Argovie — se voient autorisés d’en faire usage.
Dans l’ensemble, la situation est extrêmement favorable aux grandes entreprises. Outre la baisse massive des taux, la RFFA comprend tellement de «niches fiscales» que les multinationales peuvent se concocter — à l’aide d’une armée de spécialistes — un panachage sur mesure afin de réduire au maximum leur facture fiscale.
L’adoption de la RFFA, qui a tout lieu de satisfaire les milieux capitalistes, amènera-t-elle une pause sur le front fiscal ?
C’est tout le contraire. La fiscalité est l’un des hauts lieux de la lutte des classes. Toute victoire des milieux patronaux a pour seul effet de les encourager à étendre leurs offensives.
Le 22 mai, soit trois jours seulement après la votation sur la RFFA, Economiesuisse et l’Association suisse des banquiers (ASB) exigeaient que l’Etat procède rapidement à une réforme de l’imposition des droits de timbre – des taxes sur les transactions financières, qui touchent essentiellement les milieux financiers – et de l’impôt anticipé.
Leur objectif est, à moyen terme, de supprimer totalement les droits de timbre et d’abaisser de manière significative l’impôt anticipé prélevé sur les dividendes.
Cela entraînerait des pertes de recettes impressionnantes pour les collectivités publiques, en particulier la Confédération – entre 4 et 6 milliards par an.
Les milieux patronaux ont été entendus. Début novembre, la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national a approuvé deux projets de loi amputant le droit de timbre. Et au printemps 2020, le Conseil fédéral ouvrira la consultation sur un premier projet de révision de l’impôt anticipé.
L’âge de la retraite, dindon de la farce
Après l’échec de la RIE 3 en votation populaire (2017), la RFFA a lié la révision de la fiscalité des entreprises à une légère augmentation (+0,3%) des cotisations versées à l’AVS. C’était l’un des principaux arguments utilisés par les partisans du projet issus de la gauche…
Sébastien Guex – Le « deal » entre révision fiscale et financement additionnel de l’AVS, noué entre la droite et les dirigeants du PSS, a joué un rôle décisif pour faire passer cette contre-réforme fiscale, qui avait largement échoué lors d’une première votation.
Selon l’enquête VOTO réalisée après la votation, « 47 % de toutes les votantes et de tous les votants étaient d’accord avec l’argument selon lequel la RFFA doit être approuvée parce qu’elle permet de garantir les rentes sans augmentation de l’âge de la retraite des femmes ».
C’était l’argument principal utilisé par le PSS pour défendre la RFFA. Tout au long de la campagne Christian Levrat, le président du parti à la rose, a martelé que ce « deal » permettrait soit d’enterrer, soit de repousser durablement l’élévation de l’âge de la retraite des femmes.
Or moins de deux mois après le vote sur la RFFA, le conseiller fédéral (PS) Alain Berset a présenté les grandes lignes de son projet AVS 21. Puis, à la fin août, le Conseil fédéral a adopté le message relatif à ce projet de loi. Dont la mesure phare est justement… l’élévation de l’âge de la retraite des femmes – de 64 à 65 ans.
En parallèle, les Jeunes libéraux-radicaux ont lancé une initiative visant à augmenter l’âge de la retraite pour toutes et tous, en le liant à l’évolution de l’espérance de vie. La bataille du Conseil fédéral et de la droite pour nous faire travailler plus longtemps n’a donc absolument pas été freinée. Elle continue de plus belle.
L’argument décisif utilisé pour faire passer cette contre-réforme fiscale était donc totalement bidon.
Austérité à la vaudoise
Le changement de paradigme fiscal a-t-il déjà des effets concrets ?
Sébastien Guex – C’est au cours des prochaines années qu’on pourra réellement mesurer les impacts du nouveau round de dumping fiscal enclenché par la RFFA.
La situation du canton de Vaud, qui a anticipé la RFFA en abaissant son taux d’imposition des bénéfices à 13,79% dès le 1er janvier 2019, nous permet cependant d’entrevoir quelques conséquences clés.
De nombreuses communes vaudoises subissent déjà de plein fouet les effets de la baisse du taux d’imposition. Plusieurs d’entre elles ont vu leur déficit augmenter de manière massive (Lausanne a présenté un budget 2020 prévoyant un déficit proche de 50 millions de francs). Pour le limiter, certaines d’entre elles tentent d’augmenter leur taux d’imposition des personnes physiques – avec, souvent, une opposition victorieuse de la droite. Il ne leur reste plus alors qu’à faire payer la facture sous la forme d’une politique d’austérité.
En outre, pour faire passer la pilule fiscale, le canton de Vaud avait annoncé qu’il prendrait en charge la totalité des coûts des soins à domicile, dont une partie était à charge des communes. Sa méthode: augmenter son barème d’impôt sur les personnes physiques de 1,5 point, permettant ainsi aux communes de baisser leur barème dans la même proportion. Or deux tiers des communes renoncent à cette baisse, afin de limiter leur déficit. Une partie du coût de la RFFA est donc reportée sur le contribuable lambda, via une augmentation de ses impôts.
Au niveau du budget cantonal, le Conseil d’Etat vaudois n’annonce pas encore de déficit – contrairement à Genève, qui projette 600 millions de pertes en 2020, ce qui impliquera une austérité permanente. Cependant, les recettes retirées de l’impôt sur les bénéfices des entreprises connaissent — c’était l’objectif de la RFFA — une baisse massive. Les autorités estiment ces recettes à 366 millions cette année, contre 663 millions en 2016. Une diminution de près de moitié, malgré une conjoncture économique favorable !
Cet important manque-à-gagner va prétériter le nécessaire développement du service public, ou la possibilité de réaliser les investissements indispensables à une véritable lutte contre le changement climatique et la catastrophe écologique.
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