La Direction de la coopération suisse (DDC) a l’intention de consacrer à l’avenir jusqu’à 27% de son budget à des projets menés par des entreprises. Presqu’autant que la part allouée aux ONG. Avec son Message sur la coopération internationale 2021-2024, le conseiller fédéral Ignazio Cassis veut clairement réorienter l’aide au développement vers le secteur privé.
On savait que le conseiller fédéral Ignazio Cassis voulait réorienter l’aide au développement vers le secteur privé. Son Message sur la coopération internationale 2021-2024, mis en consultation l’année passée, le spécifiait clairement. Et la nomination d’un ancien vice-président de Nestlé, Christian Frutiger, à la tête de la Direction du développement et de la coopération (DDC) à l’automne dernier avait donné un signal supplémentaire (notre édition du 25 novembre dernier).
> Lire aussi notre édito: Le principe de Cassis
Mais on ne connaissait pas encore l’ampleur de la mue prévue. Aujourd’hui le tableau se précise: d’après des documents internes portant sur la stratégie de l’organisation, la Direction du développement et de la coopération (DDC) a l’intention de quintupler le nombre de projets portés par le secteur privé qu’elle soutient. De 5% aujourd’hui (proche de 0% il y a encore une dizaine d’années), le nombre de ces programmes pourrait passer à 27% d’ici à 2032.
Le profit en ménage avec les droits humains
Cette information a été obtenue par l’ONG suisse Public Eye après de longs mois de tractations avec le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), et en brandissant la loi fédérale sur la transparence. L’ONG a eu accès à plusieurs documents internes qui précisent ces intentions. «Cela signifie qu’entre 400 et 600 millions de francs par an pourraient être investis dans des projets impliquant le secteur privé», calcule Christa Luginbühl, chargé du dossier chez Public Eye. Un chiffre à comparer aux quelque 715,1 millions de francs touchés par les ONG suisses, locales et internationales 1 en 2019. Une manne qui devrait connaître une légère augmentation dans les prochaines années. Ainsi selon ces projections, le gouvernement suisse pourrait consacrer à l’avenir presque autant de ressources aux projets menés par l’«économie» que ceux portés par la société civile dans son ensemble.
«Cette information était restée caché car le gouvernement sait que ce dossier est explosif», estime Public Eye. «Il est extrêmement dangereux de fricoter avec des multinationales qui, sous couvert d’aide au développement, cherchent à conquérir de nouveaux marchés et à bénéficier, dans des contextes particulièrement fragiles, d’un accès à des matières premières et une main-d’œuvre à faible coût», estime Christa Luginbühl. Alors que l’objectif premier des ONG est de contribuer au développement et de lutter contre la pauvreté, celui des entreprises est de faire du profit, rappelle-t-elle, une logique qui entraîne souvent des conflits d’intérêts avec les communautés locales et des violations des droits humains. Le choix d’impliquer les grandes entreprises dans la coopération résulte aussi d’une conception du développement souvent opposée à celle des ONG: «Les multinationales sont plutôt connues pour favoriser la privatisation des biens communs comme l’eau, promouvoir une agriculture ayant recours à des semences onéreuses et des pesticides toxiques ou encore faire travailler les ouvriers dans des conditions déplorables», ajoute Public Eye.
Argent public pour géants de l’eau
Car ce sont bien les multinationales qui sont concernées en premier chef d’après l’ONG. Seuls 10% des projets du secteur privé soutenus par la DDC fin 2019 impliquaient des PME et 4% des «entreprises sociales». Quelque 23% étaient directement portés par des multinationales, 14% des fondations – dans lesquelles on retrouve en général des sociétés transnationales et 48% concernaient des partenariats «multitypes». «Une catégorie fourre-tout, incluant des ‘plateformes de dialogue’ avec les entreprises» qui concerne aussi surtout des multinationales», assure Mme Luginbühl (2)
L’une de ces plateformes financées par la DDC à hauteur de 5,6 millions de francs est particulièrement critiquée par plusieurs ONG suisses. Il s’agit du «Water Stewardship 2030». L’un de ses partenaires, qui associe Nestlé, Pepsico et Coca-Cola, vise à «combler le fossé entre l’offre et la demande d’eau au niveau mondial». «Tout tourne ici autour du mot bouteille», explique Public Eye. Un autre de ses partenaires, le «CEO Water Mandate», avait reçu en 2010 un «prix de la honte» de Public Eye pour le label social ou écologique le moins crédible, et un autre encore, l’Initiative pour l’eau du Forum économique mondial, représente aux yeux de l’ONG «l’offensive de Klaus Schwab pour privatiser le secteur».
Poursuivant sa critique, Public Eye déplore qu’aucun critère d’exclusion pour les entreprises particulièrement peu respectueuses des droits humains n’ait au final été retenu par la DDC dans l’attribution de ses fonds. Une liste de tels critères existait bel et bien dans le passé, mais un rapport d’audit interne du DFAE daté de 2019 – dont le quotidien suisse Blick avait pu prendre connaissance en invoquant là aussi la loi fédérale du la transparence – montrait qu’ils n’avaient jamais été vraiment appliqués. Ce rapport avait par ailleurs mis en lumière de graves manquements dans la gestion des partenariats avec le secteur privé, soulignant notamment qu’aucun accord écrit n’était généralement conclu entre la DDC et ces partenaires et que les résultats de leurs projets étaient «peu documentés». Depuis lors, la DDC se contenterait de demander aux sociétés de prouver l’existence en leur sein d’un système de prévention des violations de droits humains. Et l’institution a décidé d’exclure les entreprises actives dans les ventes d’armes, les jeux d’argent, le commerce de matières radioactives ou de fibres d’amiante et la déforestation des forêts primaires.
Parlement a priori favorable
Enfin, les documents obtenus par l’ONG montrent que l’utilisation de la DDC comme tremplin par les multinationales dans leurs conquêtes de nouveaux marchés, y compris publics, n’est pas une question taboue. «Le plan stratégique sur les partenariats public-privé de la DDC mentionne aussi un accès renforcé aux décideurs politiques grâce au réseau de la DDC, ce qui invite ouvertement à des activités de lobbying», analyse Public Eye.
Un changement de cap est-il encore possible? Le Conseil national devra se prononcer le 15 juin sur le Message sur la coopération internationale 2021-2024 d’Ignazio Cassis. Va-t-il retoquer la copie du conseiller fédéral? On n’en prend pour l’instant pas le chemin. La commission de politique extérieure de la Chambre basse a décidé mardi d’entrer en matière sur ce projet, sans modifications sur la question des partenariats public-privé. «Nous avons proposé qu’un bilan des résultats soit effectué après deux ans, que la transparence soit instaurée, et que les biens communs comme l’eau et la santé soient exclus, mais nos trois postulats et amendements ont tous été refusés par la majorité de droite», indique Fabian Molina, conseiller national (PS). En plénière, le 15 juin, la minorité reviendra sur la question des biens communs, mais la croissance des partenariats avec les entreprises ne devrait pas être remis en cause par une proposition concrète.
«Aucun objectif quantitatif»
La multiplication par cinq du nombre de projets portés par le secteur privé «ne représente pas un objectif officiel de la DDC», répond par écrit le Département fédéral des affaires étrangères aux questions du Courrier. «La DDC souhaite effectivement renforcer les partenariats avec le secteur privé, ce qui entraînera une augmentation du nombre de projets et de leur volume financier. Toutefois, de tels partenariats ne seront conclus que s’ils sont conformes au mandat de la DDC, raison pour laquelle nous ne prévoyons pas de fixer des objectifs quantitatifs.» Les chiffres évoqués par Public Eye «se réfèrent à un document élaboré à un stade précoce des réflexions internes à la DDC».
Le DFAE explique que la coopération avec le secteur privé est complémentaire à celle menée avec les ONG: «Les grandes entreprises et les multinationales apportent un considérable potentiel de scaling-up: les bonnes pratiques qui ont été développées dans le cadre d’un projet de coopération avec la DDC peuvent être reproduites à l’intérieur de l’entreprise. En outre, cette catégorie de partenaires du secteur privé peut devenir un acteur clé dans les initiatives sectorielles ou dans l’élaboration et la mise en œuvre de nouvelles normes pour un développement durable».
Concernant de possibles conflits entre les intérêts des multinationales et ceux des populations locales, le DFAE répond uniquement sur l’exemple de la privatisation de l’eau et de son partenariat avec l’initiative contestée du «Water Stewardship 2030»: «Les partenariats avec le secteur privé (par exemple dans le cadre du WRG 2030) n’ont pas pour but de privatiser l’approvisionnement en eau potable dans les pays en développement. L’accent est plutôt mis sur les efforts visant à réduire la consommation d’eau et la pollution par le secteur privé.» Si la DDC n’a pas adopté de critères d’exclusion de certaines entreprises en raison de leur passif en matière de droits humains, le DFAE affirme cependant que le respect de ces droits est un critère fondamental dans le choix des partenariats. «La DDC est en train de mettre à jour son système de gestion des risques pour les partenariats avec le secteur privé.» Confronté aux critiques de Public Eye, qui regrette que les noms des entreprises et multinationales partenaires aient été cachés dans la liste des projets transmise à l’ONG, le DFAE s’explique: «L’identité des partenaires est constitutive de données des personnes morales de tiers, qui ont le droit d’être entendues, procédure qui est actuellement en cours. Si les entités sont d’accord, ces données pourront être décaviardées. Dans le cas contraire suivront les procédures prévues par la loi sur la transparence.» Pour Public Eye, les contribuables devraient pouvoir savoir à qui est versé leur argent. Le DFAE approuve, mais explique que «les processus juridiques prévus par la loi sur la transparence doivent être respectés». CKR
Le contenu de ce dossier est réalisé par la rédaction du Courrier. Il n’engage que sa responsabilité. Dans sa politique d’information, la Fédération genevoise de coopération (FGC) soutient la publication d’articles pluriels à travers des fonds attribués par la Ville de Genève.
Notes
1. Le Comité international de la Croix Rouge compris (CICR) touche à lui seul près de 153 millions.
2. La DDC, elle, affirme qu’une grande partie des partenaires impliqués dans les partenariats multitypes sont des PME.
Le Courrier, 29 mai 2020, Christophe Koessler
0 commentaire à “Privatiser la coopération”