Le Libra peut-il se substituer à la monnaie des banques centrales ? Nous sommes le 19 mai 2020. Mark Zuckerberg déploie Calibra, comme annoncé moins d’un an plus tôt : Facebook, WhatsApp, et Instagram, qui ne forment plus qu’un seul et même service, sont dotés d’un portefeuille électronique permettant à leurs plus de 3 milliards d’utilisateurs d’échanger en Libra. Cette nouvelle cryptomonnaie est gérée par le consortium formé autour de l’entreprise californienne.
Les biens et services vendus par ses membres, tels que eBay ou Uber, deviennent payables en Libra, pendant que leurs salariés sont encouragés à recevoir tout ou partie de leur salaire en Libra.
Janeth réside au Royaume-Uni. Après une soirée avec une amie, l’application Facebook leur propose de partager la note : voilà le portefeuille de Janeth crédité. Elle qui envoie régulièrement des fonds à sa famille en Zambie trouve immédiatement dans le Libra une alternative économique et pratique aux antiques MoneyGram ou Western Union. Le Libra se met vite à circuler dans plusieurs pays d’Afrique, où la majorité de la population possède un smartphone connecté à défaut d’un compte bancaire. Luis est Vénézuélien. Cela fait déjà plusieurs années qu’il survit grâce au bitcoin, dans un pays dont la monnaie nationale a perdu la majeure partie de sa valeur. Ce recours étant devenu de plus en plus difficile et risqué, Luis convertit ses avoirs en Libra et incite ses proches à l’imiter. En quelques semaines, une grande part de la population fait de même, précipitant le bolivar dans une nouvelle crise.
Un réseau social et une monnaie ont en commun de faire l’objet de l’effet de réseau : leur utilité s’accroît à mesure que le nombre de leurs utilisateurs augmente. À travers l’exercice d’anticipation qui vient d’être fait, on voit que l’effet de réseau lié à l’usage de la monnaie conjugué à celui déjà en place avec la plate-forme sociale peut mener à ce que l’adoption du Libra soit rapide et massive, notamment tirée par les pays en développement. Facebook ne manquera pas de rendre l’usage du Libra pratique et ludique, ce qui l’immiscera dans une part croissante des échanges avec l’élargissement progressif de la gamme de ce qui est payable avec cette monnaie.
Le corollaire de l’effet de réseau est qu’il sera alors de plus en plus intenable de ne pas en être utilisateur : à mesure qu’un standard est adopté, le coût d’opportunité pour ceux qui ne l’adoptent pas – et qui s’en retrouvent exclus – est croissant. Compte tenu de la puissance de Facebook, il ne faut donc pas sous-estimer son potentiel de colonisation du domaine monétaire. Mais au-delà de la fascination que les nouvelles technologies peuvent présenter, il est important d’en saisir les risques, et d’en permettre la mobilisation au service d’un projet de société partagé plutôt qu’en faveur d’intérêts purement privés.
Générateurs d’inégalités
Car au-delà de la mise en avant du caractère altruiste de l’initiative, le Libra constitue avant tout une monnaie privée, gérée par des entreprises répondant à des intérêts privés. Faire reposer nos sociétés sur ce type de système d’échange apparaît dangereux à plusieurs égards. Il faut d’abord constater que l’exclusion financière ciblée par Facebook, qui concerne 30 % de la population mondiale, résulte en grande partie de la fourniture commerciale des services bancaires et financiers. Si des populations sont non bancarisées, c’est parce qu’elles ne sont pas attractives pour des institutions guidées par des objectifs de rentabilité.
En France comme ailleurs, la fourniture de services bancaires de base aux plus démunis se fait grâce au cadre réglementaire imposé aux banques privées, ou grâce aux banques publiques. Plus largement, la dématérialisation de la monnaie est source de nouvelles formes d’exclusion, alors que la fracture numérique (qu’elle soit géographique, générationnelle, ou sociale) est encore loin d’être résorbée, et que la disparition des services traditionnels touche en premier lieu les plus défavorisés.
Même si le consommateur ne s’en rend pas compte, chaque transaction numérique bénéficie à un intermédiaire.
Les systèmes privés de paiement électronique ont ensuite montré qu’ils avaient tendance à être générateurs d’inégalités. C’est le cas des paiements par carte par exemple : même s’ils ne sont pas visibles du consommateur, des coûts leur sont associés, et la répartition de ces coûts peut avoir des effets redistributifs. En effet, comme les prix sont les mêmes quel que soit le mode de paiement, les personnes qui paient en espèces subventionnent celles qui payent par cartes : la redistribution opérée par ces systèmes est alors régressive. Si les commissions sont payées par l’utilisateur, par exemple pour les envois de fonds, elles sont souvent dégressives avec les volumes : elles pèsent alors davantage sur les plus pauvres, dont la valeur moyenne des transactions est inférieure.
Les systèmes de paiements électroniques sont ensuite extractifs. Alors qu’un paiement en espèce se fait de pair à pair et sans frais, un paiement électronique fait intervenir un tiers, qui se rémunère en prélevant une fraction de chaque transaction dont il est le médiateur. Avec la généralisation de ces systèmes, l’ensemble des transactions quotidiennes devient source de profit, les revenus ainsi générés étant rapatriés vers les sièges des multinationales du paiement et in fine vers les centres financiers mondiaux. Ainsi, le fait qu’au Kenya la majorité des transactions électroniques soient gérées par une multinationale basée à Londres entraîne des transferts significatifs du sud vers le nord.
Blockchain fermée et consommateur captif
Enfin, de tels systèmes sont néfastes aux libertés individuelles. S’il est largement adopté, le portefeuille Calibra pourrait devenir un véritable panoptique financier à l’intérieur duquel toutes les actions de la vie sociale d’un individu sont rendues observables, sans que l’individu ne puisse s’en extraire. C’est le modèle adopté en Chine par Alipay, qui regroupe au sein d’une même application l’ensemble des besoins supposés d’un individu, et les relie par un même moyen de paiement.
La gestion privée de la monnaie amène alors deux questions lourdes d’implications. La première est celle de la confidentialité des données générées par les utilisateurs. On voit mal Facebook résister à la tentation d’exploiter les données de transactions qu’il sera à même de capter grâce à Calibra. La deuxième est celle du contrôle de l’usage de la monnaie. Demain, peut-être votre smartphone vous signalera-t-il que « cette personne n’étant pas de confiance, vous n’êtes pas autorisés à lui envoyer de l’argent » ou que « en raison d’un comportement inapproprié de votre part, votre portefeuille électronique a été bloqué ».
Bien que misant sur l’image d’ouverture et de transparence des cryptomonnaies, il faut noter qu’à la différence du bitcoin par exemple, basé sur une blockchain ouverte, le Libra sera basé sur une blockchain fermée, les « nœuds » en permettant le fonctionnement ne pouvant qu’être les membres de la Libra Association. Pour certains, Facebook utiliserait uniquement le terme à la mode de blockchain pour pouvoir s’épargner les obligations légales que l’entreprise devrait autrement respecter. Si d’après le livre blanc qui a été publié par Facebook, le système devrait à l’avenir évoluer vers un système de blockchain ouverte, rien ne permet d’assurer que ce sera effectivement le cas.
Contrairement au bitcoin, le Libra reposera sur un système de blockchain fermée.
Par ailleurs, le fait que le Libra soit basé sur un nouveau langage informatique développé par Facebook, plutôt que sur un langage standard et partagé par la communauté du web, apparaît contradictoire avec une démarche d’open source. A l’heure actuelle rien ne semble garantir que le système ne puisse faire l’objet d’altération ou de censure.
En bref, il faut garder à l’esprit que le Libra servira d’abord les entreprises qui le portent. En disposant de leur propre monnaie, celle-ci est rendue captive du réseau que ces entreprises forment, la monnaie ne pouvant ainsi pas être employée auprès des entreprises concurrentes. Ce faisant, il s’agit de rendre le consommateur lui-même captif d’un certain écosystème d’affaires.
Quelles réponses en commun ?
La première réponse à apporter aux diverses initiatives visant à parachever la privatisation de la monnaie est bien sûr celle de la régulation. Mais outre le fait que le pouvoir des entreprises multinationales telles que Facebook semble bien souvent dépasser celui des États, la régulation restera insuffisante si des alternatives désirables ne sont pas proposées. Bonne nouvelle, il existe déjà d’autres types de monnaies, qu’il s’agit donc d’encourager et de développer.
Pour l’échelon national, voire international, la plupart des banques centrales ainsi que la Banque des règlements internationaux étudient les potentiels des CBDC (central bank digital currencies), c’est-à-dire les monnaies numériques de banque centrale. L’idée est de pouvoir continuer à disposer d’un équivalent numérique du cash, c’est-à-dire d’un moyen de paiement public. Avec les CBDC, les citoyens pourraient avoir un compte directement auprès de la banque centrale, qui constituerait le tiers nécessaire à l’organisation du système de paiements sans que celui-ci ne soit contrôlé par des entités privées.
L’euko, l’alternative monétaire du Pays basque. Euskalmoneta.org
À un échelon inférieur, existent également de nombreuses monnaies locales, qui donnent un sens à l’argent dans le but que celui-ci serve la réalisation de projets respectueux de l’homme et de l’environnement. Ces monnaies passent elles aussi à des versions électroniques, qu’elles soient basées sur des systèmes de blockchain (comme le léman, qui circule dans la zone limitrophe franco-suisse) ou qu’elles utilisent un système de paiement électronique plus conventionnel (comme l’eusko, au Pays basque). Ces monnaies montrent dans tous les cas que la digitalisation peut prendre des formes multiples, et servir des projets divers. Elle peut être impulsée par des collectifs citoyens définissant les fins à donner à la technologie. Ces finalités, sociales ou environnementales, font l’objet de projets collectifs ancrés dans les territoires, que la technologie sert à réaliser.
Les CBDC et les monnaies locales montrent qu’il est possible de cocréer les outils monétaires et financiers que nous voulons pour nos sociétés. Plutôt que d’être gérée comme une ressource privée, le caractère de bien public de la monnaie devrait être sauvegardé. Mieux encore, elle pourrait faire l’objet d’une gestion commune, c’est-à-dire inclusive et délibérative. L’enjeu est aujourd’hui de favoriser le développement de dispositifs monétaires citoyens avant qu’un standard privé ne s’établisse et n’empêche toute alternative. Si la technologie ouvre effectivement de nombreuses possibilités d’évolution de nos systèmes monétaires et financiers, la question est de savoir qui les utilisera et selon quels objectifs. Pour l’heure, ce sont surtout les géants du web qui les exploitent, et qui en préemptent les évolutions dans une direction qui n’est pas celle du bien commun. Il faut que les États et les sociétés civiles s’investissent activement et rapidement dans la cocréation d’alternatives souhaitables pour réellement « mettre l’argent au service de tous », comme prétend le faire Facebook.
Tristan Dissaux bénéficie d’une bourse de recherche de l’Université Libre de Bruxelles. Il est membre de la Research Association on Monetary Innovation and Community and Complementary Currency Systems.
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