A l’exception du Jura et de Genève, les cantons romands ont privatisé récemment le domaine de la blanchisserie hospitalière.
Genève héberge peut-être la plus grande blanchisserie publique de Suisse. Dans le domaine de Belle-Idée, trimbalés par une noria de bandes roulantes et de rails suspendus, des milliers de robes de chambre, de blouses de travail et bien sûr de draps de lit sont quotidiennement lavés par une centaine de collaborateurs, employés de la fonction publique.
Chose d’ailleurs maintenant rare en Romandie, frappée par une véritable et récente lame de fond de privatisations et délocalisations dans le domaine de la blanchisserie hospitalière. A l’exception du Jura et de sa blanchisserie centrale de Porrentruy, les autres cantons ont en effet privatisé récemment la gestion du linge sale des hôpitaux.
L’œil du géographe (III)
Le Courrier publie une série d’articles sur la concentration de certains outils de production en Suisse romande telle qu’elle peut être mise en évidence grâce à l’outil cartographique. CO
Neuchâtel. Jusqu’aux années 90, on lave son linge sale en famille. Les cinq hôpitaux neuchâtelois ont leur propre buanderie et le travail est effectué par des fonctionnaires sur les sites de Neuchâtel, La Chaux-de-Fonds, Le Locle, Couvet, St-Aubin. En 1999, malgré l’opposition du POP (Parti Ouvrier Populaire), le service de blanchisserie est centralisé à La Chaux-de-Fonds, dans un bâtiment flambant neuf de la bien-nommée entreprise Blanchâtel. Douze ans plus tard, Blanchâtel est racheté par Lavotel (lui-même absorbé par le géant français Elis) en 2011. Le nouveau patron déclare alors : «Lavotel souhaite développer l’entreprise à La Chaux-de-Fonds.» Trois ans plus tard, les Hôpitaux neuchâtelois décident de traiter le linge sale à l’extérieur du canton.
Fribourg. En 2010, le Conseil d’État décide la fermeture des buanderies publiques des hôpitaux de Fribourg (chef-lieu) et de Tafers (Singine). Le service est externalisé en Gruyères (Marsens), avec de lourds investissements à la clé. Quelques années plus tard, une fois les nouveaux équipements bien mis en place, le Conseil d’État annonce la privatisation et la remise des activités au privé LBG SA (Blanchisseries générales).
Berne. Le Centre hospitalier de Bienne ferme sa blanchisserie en 2010, et confie au secteur privé la gestion de son linge sale. Raison : les machines, datant de 1998, sont trop vieilles. Dans la capitale fédérale, en revanche, la blanchisserie de Berne reste elle en place mais est toutefois progressivement privatisée en deux étapes (2000 et 2013). Le groupe Elis (plus de 100 blanchisseries en Europe) remporte la mise. Ce qui rappelle des faits somme toute assez similaires à Bâle, avec la privatisation controversée de la ZEBA (Zentralwäschrei Basel) en 2004, ce malgré une grève dure de six jours.
Valais. En 2010, les deux blanchisseries valaisannes des hôpitaux de Sion et de Sierre sont respectivement rachetées par les multinationales Elis (F) et Bardusch (D). Sans oublier l’externalisation des service de buanderie du tout nouvel hôpital de Riviera-Chablais.
“Chaque hôpital avait sa propre buanderie et lavait son linge sale intra-muros”
Du linge sale sur les routes. Traditionnellement, chaque hôpital avait sa propre buanderie et lavait son linge sale intra-muros. Pas besoin de camions! Mais tout cela est de l’histoire ancienne, qu’il s’agisse de buanderies privatisées ou de buanderies restées en mains publiques. Malgré leurs milliers de lits, les deux plus grands hôpitaux de Romandie (CHUV à Lausanne et HUG à Genève) ne lavent ainsi plus leur linge sur place. Le linge genevois ne va toutefois pas très loin, du côté de Chêne-Bourg. Au contraire du linge lausannois et de ses aller-retours quotidiens direction le Nord vaudois. Sans oublier le linge des Franches-Montagnes, désormais traité dans la lointaine Ajoie: des kilomètres de route et le col des Rangiers en prime. Ou encore le linge des hôpitaux neuchâtelois, aujourd’hui nettoyé en-dehors du canton. Sans oublier le CHUV de Lausanne, qui avait déjà ouvert la voie en 1986 en délocalisant et en privatisant son service de buanderie, transféré à Yverdon. Logique géographique imparable quand on est à Lausanne!
Une disparition mentale. Les blanchisseries ont aujourd’hui souvent disparu du paysage urbain, et même de notre paysage mental. Cachées dans des bâtiments anonymes de banlieue, gérées par de grands groupes internationaux employant une main d’œuvre immigrée, les blanchisseries ont presque disparu de notre paysage mental. Mais ce texte ne peut se terminer sans un hommage posthume aux blanchisseurs et surtout aux blanchisseuses d’antan, notamment de Genève et de Paris.
Les Trois-Blanchisseuses. On pourrait revenir sur ces centaines de lavandières des bateaux-lavoirs de la rive droite du Rhône, au verbe haut en couleurs, au dos perpétuellement voûté et aux mains toujours glacées, inlassablement courbées sur le linge sale des riches de la rive gauche, et récemment immortalisées avec la rue renommée des Trois-Blanchisseuses. On encore revenir sur les ouvrières de la blanchisserie des Epinettes, usine surplombée par une grande cheminée de briques et anciennement le plus important établissement de Suisse romande, avec cette lessive rendue au poids, lavée et séchée, façon Epinettes. Et les ménagères des Eaux-Vives officiant à la buanderie municipale à la bien-nommée place de la Buanderie, rebaptisée ensuite place Camoletti à la demande d’une grande banque riveraine…
Lavandières parisiennes. Au tournant du XXe siècle, Paris comptait 100’000 lavandières, 400 blanchisseries à Boulogne et le souvenir littéraire d’Emile Zola et de Gervaise, la lavandière de L’Assommoir. Sans oublier ces corporations féminines de lavandières et la légendaire fête des blanchisseuses à la Mi-Carême : des milliers de femmes du peuple, au verbe fleuri et à la tenue peu bourgeoise, prenaient ce jour-là possession de la rue et élisaient leur Reine qui allait ensuite être présentée au préfet de Paris. Comme une rencontre entre deux mondes que tout opposait.
Le Courrier, 15 août 2021, Giuliano Broggini
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