Dire non À Frontex est un symbole fort

«Frontex reçoit d’immenses sommes d’argent pour construire une forteresse aux frontières européennes, avec un contrôle technologique de plus en plus sophistiqué», dénonce le prêtre activiste Mussie Zerai. Le budget de l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes a constamment augmenté, pour atteindre 543 millions d’euros en 2021.

«Les pays européens donnent un mandat à cette agence sans qu’elle doive rendre des compte sur les violations des droits humains perpétrées aux frontières», poursuit le prêtre. La migration est de plus en plus criminalisée, alors que les possibilités d’atteindre légalement l’Europe se restreignent, ouvrant la voie au trafic d’êtres humains. «Plus les États militarisent les frontières, plus les mafias en profitent», constate le pasteur Francesco Sciotto. Dans le désert du Sinaï, les autorités égyptiennes ont démantelé en 2017 un monstrueux trafic d’organes, dont les migrant·es de passage étaient victimes. Mussie Zerai assure que ces trafics existent encore aujourd’hui.

Les deux hommes jugent que les États européens devraient confier à Frontex un mandat clair de recherche et de secours. Depuis 2014, plus de 20’000 personnes sont mortes en traversant la Méditerranée. Et ce chiffre pourrait être sous-évalué. Aujourd’hui, les opérations de sauvetage sont menées par des ONG. «Les États n’assument pas leur responsabilité de sauvetage en mer, alors que le droit international les y oblige. La société civile ne peut pas se substituer à l’État. C’est pourtant ce qui se passe et elles sont criminalisées pour leurs actions», dénonce Mussie Zerai. Un non de la Suisse à l’augmentation de sa contribution à Frontex aurait-il un impact sur ce mastodonte? «Oui, ce serait un symbole fort. Cela montrerait qu’il est possible de dire à Frontex qu’on ne veut pas lui donner plus de moyens et qu’il faut qu’elle rende des comptes», affirme Francesco Sciotto. SDT

Au secours des réfugié·es
L’un a mis en place un numéro d’urgence pour les appels de détresse en mer, l’autre a créé des couloirs humanitaires. Rencontre avec deux religieux actifs sur le front de la Méditerranée.
Le réseau Alarmphone prévient les gardes-côtes de la zone concernée que des migrant·es se trouvent en détresse.

Sauver les personnes qui frôlent la mort en fuyant leur pays, trouver des voies de migration sûres pour demander l’asile en l’Europe. Le prêtre érythréen Mussie Zerai et le pasteur Francesco Sciotto sont animés par un même humanisme. Le premier est à l’origine de l’Alarmphone, un numéro d’urgence que les migrant·es appellent en cas de situation de détresse au cœur de la Méditerranée ou du désert. Le second a créé un projet de couloirs humanitaires, à partir du Liban, du Maroc et de la Libye. Tous deux étaient invités mardi à parler de leurs projets par le comité genevois No Frontex, à l’université de Genève. Rencontre.

«J’ai cru que c’était une blague»

«J’ai reçu mon premier appel de détresse en 2003, au milieu de la nuit. J’ai d’abord cru que c’était une blague de mes amis. Puis j’ai entendu les gens crier et pleurer. Trois cents personnes étaient en danger sur un bateau», se souvient Mussie Zerai. Le prêtre, lui-même réfugié, était alors étudiant en théologie à Rome. A cette époque, il documentait les violences dans les centres de détention libyens, et était en contact avec un groupe de migrants érythréens qui venaient d’être libérés. Au milieu de la mer, ils avaient pensé à l’appeler. «Je n’avais aucune idée de quoi faire de ce téléphone. J’ai réveillé mon recteur qui m’a dit d’avertir immédiatement les gardes-côtes. C’est ainsi que les missions d’alerte ont commencé», poursuit-il. Son numéro de téléphone passe de main en main et il est inscrit sur les murs d’un centre de détention libyen.

Plus de 300 volontaires de différents pays se relaient pour répondre aux appels de détresse

En 2011, lorsque la guerre éclate en Libye, Mussie Zerai demande aux autorités européennes d’évacuer les réfugié·es. Seule l’Italie répond et organise deux vols depuis Tripoli, avant que l’OTAN ne déclare une zone d’exclusion aérienne. Un camp de réfugié·es est construit en Tunisie. Pour passer l’information à ses compatriotes coincé·es en Libye, Mussie Zerai s’exprime à la radio et son numéro de téléphone devient public. Il reçoit de plus en plus d’appels d’urgence, qu’il gère seul. Mais le 3 octobre 2013 a lieu l’une des plus grandes tragédies en Méditerranée. Le naufrage d’un bateau cause la mort de 366 personnes à moins de deux kilomètres de l’île de Lampedusa.

Après le choc, des activistes allemands contactent Mussie Zerai – qui vit alors en Suisse – pour l’aider. Ainsi naît l’Alarmphone. Aujourd’hui, plus de 300 volontaires dans différents pays d’Europe, d’Afrique du Nord et subsaharienne se relaient pour répondre vingt-quatre heures sur vingt-quatre aux appels de détresse. Les volontaires demandent aux occupant·es des bateaux leurs coordonnées GPS pour avertir les gardes-côtes responsables de la zone. «Nous avons eu plusieurs cas de femmes qui ont accouché sur des bateaux en détresse», relève Mussie Zerai. Alarmphone documente les cas de naufrage et de violation des droits humains. Une deuxième ligne d’urgence a été lancée pour le désert. «Beaucoup de gens meurent entre le Tchad, le Niger et la Libye. Cette plate-forme est suivie par des volontaires de Tunisie, du Maroc, de Sénégal et de Gambie», poursuit-il.

Pour Francesco Sciotto, pasteur dans trois paroisses du sud-est de la Sicile et président de la Diaconie vaudoise, la tragédie du 3 octobre 2013 a fait office d’élément déclencheur. Jusque-là, en voyant arriver des migrant·es sur les plages de l’île, il avait organisé un réseau d’accueil dans les paroisses, en hébergeant des personnes vulnérables et en développant des projets d’intégration, en Sicile et à Lampedusa. En 2013, il organise avec la communauté Sant’Egidio des couloirs humanitaires depuis les camps de réfugié·es au Liban et au Maroc, en obtenant la collaboration de l’État italien.

Couloirs humanitaires

En cinq ans, 3000 personnes sont arrivées en Italie à travers ce programme financé par les Églises. «Ce n’est pas beaucoup. Mais c’est la preuve que c’est réalisable», souligne le pasteur. Les communautés engagées organisent l’hébergement, la scolarisation des enfants et surtout les soins. «Le Ministère de l’intérieur a choisi de privilégier l’accueil de personnes avec des problèmes de santé. Certaines arrivent dans un état épouvantable, quelques-unes sont décédées à leur arrivée», témoigne Francesco Sciotto. Depuis peu, des couloirs humanitaires sont également organisés depuis la Libye. Et pour la première fois, l’Italie y participe financièrement. «Pour ces réfugiés venant majoritairement d’Afrique de l’Ouest, il sera plus difficile d’obtenir l’asile. Mais comme ils arrivent via un projet, ils recevront peut-être une protection subsidiaire», espère Francesco Sciotto. Pour les deux hommes engagés, toute possibilité est bonne à prendre pour éviter les mortelles traversées de la Méditerranée.

Des alertes ignorées

En Suisse, une vingtaine de personnes participent au réseau Alarm-phone. Les activistes répondent aux appels d’urgence d’embarcations en détresse sur la Méditerranée. «Nous recueillons les informations importantes, position, nombre de personnes à bord, combien d’hommes, de femmes, d’enfants», explique Malek Ossi, volontaire zurichois. Sa collègue Johanna Lier renchérit: «Le plus important est d’essayer de calmer et de rassurer les passagers en détresse. Nous gardons le contact avec eux en les appelant toutes les trente minutes.» Les activistes alertent les gardes-côtes de la zone maritime concernée, avec l’accord des réfugié·es. Parfois, les occupant·es des bateaux refusent, de peur d’être intercepté·es par les Libyens. Cela leur vaudrait un retour dans ce pays et un emprisonnement, avec des risques importants de torture et d’abus.

«Même lorsqu’un bateau se trouve déjà dans les eaux italiennes, il arrive que les autorités avertissent les gardes-côtes libyens pour l’arrêter. C’est bien sûr illégal, mais personne ne se préoccupe de ce qui se passe en mer», dénonce Malek Ossi. Les autorités libyennes sont également averties par Frontex, qui sillonne la mer avec ses drones, affirme le militant.

Depuis quelques années, la mission des activistes s’est compliquée. Il arrive de plus en plus souvent que les gardes-côtes ignorent leurs appels. Les bénévoles doivent annoncer aux réfugié·es qu’il n’y a aucun bateau pour les sauver. Ils et elles dénoncent alors les cas sur les réseaux sociaux, pour exercer une pression publique. Parfois, Alarmphone tente d’alerter des cargos à proximité des embarcations en danger et collabore avec les ONG, qui font des missions de sauvetage. «Mais il y a eu une telle répression que beaucoup de navires d’ONG restent à quai», souligne Malek Ossi. Actif depuis 2020, le militant qui parle kurde et arabe garde toujours son téléphone allumé, au cas où d’autres bénévoles le contactent pour traduire les appels. Son engagement est extrêmement lourd émotionnellement. «Parfois, nous sommes les dernières personnes à qui les occupants du bateau ont parlé avant de mourir», lâche-t-il. Malek Ossi est lui-même réfugié de Syrie après un parcours migratoire difficile. «Nous ne pouvons pas fermer les yeux sur ce qui se passe. Je continuerai à défendre les droits humains», conclut-il. SDT

Le Courrier, 31 mars 2022, Sophie Dupont

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