L’agence Frontex, officine de l’Union européenne pour la surveillance des frontières et le contrôle de la migration, à laquelle notre pays est associé, est en pleine expansion. C’est sa voracité financière qui est en cause pour le scrutin du 15 mai prochain: notre contribution devrait passer de 24 à 61 millions de francs par année. Pour quel développement?
Augmenter de mille à dix mille le nombre d’agents en uniforme, les munir d’armes et de matériel sophistiqué pour repérer les passages de migrant·es, et prêter main forte aux garde-côtes grecs, libyens ou d’ailleurs. Or plusieurs enquêtes sont en cours devant le Parlement européen à la suite de plaintes pour des interventions violentes ou des refoulements en pleine mer, en violation du droit d’asile, exposant les requérant·es à la noyade ou à l’enfermement dans les sinistres prisons libyennes. Pas de quoi s’enthousiasmer.
Récemment, quinze États membres de l’UE ont adressé une lettre à la présidente de la Commission européenne pour revendiquer la construction et le financement de «barrières physiques» (entendez «des murs») aux frontières extérieures de la citadelle. Que voilà de belles perspectives de travail pour Frontex! Il y a plus grave. Certains pays s’apprêtent à ex-territorialiser la gestion de la migration. Tout récemment, la Grande Bretagne a annoncé vouloir offrir un «un billet simple course pour le Rwanda» à tous les «illégaux» de la jungle de Calais qui parviendraient à traverser la Manche. Une prime aux plus intrépides? De son côté, l’UE négocie un accord de collaboration avec le Sénégal, contre rétribution, pour la gestion des frontières dans les pays africains afin d’empêcher les départs. Depuis les accords honteux et grassement payés passés avec la Turquie et la Libye, nous voyons avec inquiétude se développer une gestion mondialisée et militarisée de la migration, en parallèle avec une internationalisation des polices et des collaborations entre Frontex et des milices proches des réseaux de passeurs. En fin de compte, qui sont les vrais trafiquants?
Chez nous, Frontex a ses partisan·es. Le président du PLR vaudois, par exemple, voit en elle «un outil de solidarité indispensable», et voter non serait un acte «totalement contraire à nos valeurs». Surveiller, refouler, trier: nos valeurs? Il y a comme un malentendu! Du côté du Conseil fédéral, on brandit la menace, en cas de refus du crédit incriminé, d’une exclusion de notre pays des accords de Schengen et Dublin, ce qui nous exposerait, paraît-il, aux pires dangers. Cette obsession sécuritaire n’est pas nouvelle mais en l’occurrence elle tombe mal, car le développement de Frontex est bloqué à Bruxelles à cause des enquêtes en cours, et les accords Schengen-Dublin sont soumis à des réformes encore en discussion. La guerre en Ukraine, instrumentalisée pour servir la cause de l’agence, n’est pas un meilleur argument. L’accueil des réfugié·es qui affluent se déroule fort bien sans elle. La solidarité est partout à l’œuvre et nos pays se mobilisent avec générosité, simplicité et pragmatisme, le contraire des pratiques d’un corps de garde-frontières.
Notre politique migratoire fonctionne actuellement selon deux modèles opposés. Le contraste entre le traitement offert aux Ukrainien·nes et celui réservé à tous les autres requérant·es est saisissant. A nos «hôtes» fuyant la guerre de Poutine, tout est dû: hébergement, transports gratuits, autorisation de travailler, regroupement familial. Tout ce que les autres n’ont pas. On peut comprendre que cela provoque amertume et frustration chez les personnes concernées et les organisations qui se battent pour leurs droits. Les responsables européen·nes de l’asile répètent comme un mantra que leur action repose sur deux piliers: humanisme et fermeté. En réalité, ces deux principes sont dissociés. C’est ce que résume avec aplomb le Hongrois Viktor Orban: «Les migrants, on les arrête, les réfugiés, on leur donne toute l’aide dont ils ont besoin.» Et qui fait le tri? Même double standard en Italie. Ce pays est le champion de l’accueil des Ukrainien·nes, mais c’est aussi celui qui condamne l’ancien maire de Riace, Domenico Lucano, à treize ans de prison pour avoir accueilli dans son village, déserté par ses habitants, des réfugiés syriens, irakiens et africains. Quand la solidarité s’exerce envers des non-blancs et non-Européens, elle est criminalisée, alors qu’on la glorifie quand la peur de l’étranger cède la place à l’émotion et l’empathie…
Finalement, plutôt que de nous indigner de ces inégalités de traitement, nous devrions peut-être nous réjouir des opportunités qu’elles offrent: des choses qui paraissaient tout à fait impossibles jusqu’au mois dernier deviennent soudain possibles et ça fonctionne! On se croirait revenu au fameux «Wir schaffen das» (nous y arriverons) d’Angela Merkel! Le 15 mai, nous avons donc le choix: investir pour l’ouverture et l’accueil, ou subventionner Frontex. Facile, non?
* Ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Éditions d’en bas, 2018.
Le Courrier, 22 avril 2022, Anne-Catherine Menétrey-Savary
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