L’adieu au brut

Sous la pression d’artistes et d’activistes, les musées britanniques ont (presque) tous renoncé à l’argent de BP ou Shell. Retour sur un printemps où tout s’est accéléré. Il n’en reste que deux. Pas des poids plume, d’accord, mais tout de même, le British Museum et le Science Museum doivent commencer à se sentir isolés

ce sont les derniers mastodontes de la culture britannique à maintenir des contrats de partenariats avec l’industrie du pétrole et du gaz, quand bien même Tate, National Gallery ou Southbank Center ont opté pour l’abstinence.

Dernier joyau de Sa Majesté à faire le pas: la NPG, National Portrait Gallery, qui a annoncé le 22 février que son célèbre prix annuel ne sera plus financé par BP dès 2023.

Alors que le Science Museum campe sur sa position, voire semble jouer la provocation – l’an dernier, il a demandé à Shell de sponsoriser une exposition sur… l’effet de serre –, le British Museum fait durer le suspense. Son contrat avec BP arrive à échéance en juillet: le spécialiste d’archéologie et de «culture humaine» aux 8 millions d’objets annoncera sous peu si le couple renouvelle ses vœux. Une incertitude qui provoque moult actions et manifestations devant ou entre ses murs.

Les partenariats entre l’industrie pétrolière et les musées britanniques datent des années 1990, avec une remise en question de ces accords de corporate sponsorship qui prend de l’ampleur dès 2010, alors que les ­artistes-activistes de Liberate Tate organisent des actions-performances à la Tate Modern; et que la plateforme pétrolière Deepwater Horizon déverse son brut dans le golfe du Mexique. Six ans plus tard, la faîtière Tate – elle comprend quatre musées à Londres, Liverpool et Saint Ives – coupe les ponts avec BP.

C’est la première institution de grande taille à faire le pas. Un changement de paradigme qui en entraînera d’autres, avec un sentiment d’accélération en ce printemps 2022. Chronologie.
22 février (matin): divorce entre BP et NPG

BP et la National Portrait Gallery annoncent la fin de leur partenariat: l’entreprise fondée en 1909, spécialisée dans l’extraction, le raffinage et la vente de pétrole, ne financera plus le BP Portrait Award remis annuellement, qui changera de nom. En 2019, près de 80 artistes, dont cinq ancien·nes lauréat·es du prestigieux Turner Prize – Antony Gormley, Rachel Whiteread, Anish Kapoor, Gillian Wearing et Mark Wallinger – ont signé une lettre pour demander à la NPG de couper ses liens avec BP, afin que l’institution reste «tournée vers l’avenir et du bon côté de l’histoire».

Le communiqué de rupture est surprenant: il avance que la décision du retrait viendrait de BP, qui «revoit ses partenariats et ses initiatives pour s’assurer que l’activité soit alignée sur sa nouvelle stratégie». Dans le cadre d’une transition vers un objectif de zéro émissions d’ici 2050, l’entreprise doit «chercher de nouvelles façons d’utiliser au mieux [ses] talents, [son] expérience et [ses] ressources». En d’autres mots, c’est parce que l’entreprise veut devenir écolo qu’elle coupe les ponts avec la culture.

«Lorsque BP a cessé de sponsoriser la Tate, elle a dit que c’était parce que le prix du pétrole était trop bas – un mensonge auquel personne n’a cru», s’amuse Chris Garrard, musicien et membre de Culture Unstained, organisation militante d’investigation qui lutte contre le parrainage de la culture par les combustibles fossiles.

22 février (après-midi): Tate Modern, face A
Énergie 100% renouvelable, objectif de réduction des émissions de 50% d’ici 2023, réutilisation des cimaises d’exposition, encre des dépliants faite à partir de ­légumes, textes au murs en adhésifs sans PVC ou présence de ruches depuis 2010: la Tate Modern est championne de l’écologie. Aussi le fait-elle volontiers savoir, par des panneaux notamment, comme celui qui accompagne «A Year in Art: Australia 1992», exposition d’art australien à visiter jusqu’à fin septembre. On y lit que les œuvres sont arrivées d’un bloc – donc sans multiplier les trajets – et qu’il s’agit de prêts à long terme. Quant aux séances préparatoires australo-londoniennes, elles se sont faites par visioconférence.

«Nous ne pouvons pas être une institution qui se projette dans le long terme si nous contribuons à épuiser les ressources mondiales», explique dans le Financial Times (19-20 mars) Maria Balshaw, directrice des musées Tate. Ce printemps, elle a donné des conférences à l’université de Cambridge sur des sujets comme l’activisme ou les musées et la crise climatique.

23 février, douche écossaise
Le Scottish Ballet annonce qu’il ne sera plus sponsorisé par BP. Dans les domaines des arts vivants, la compagnie rejoint le National Theater et la Royal Shakespeare Company. Mais pas la Royal Opera House, qui reste fidèle à Shell.

Le Scottish Ballet estime que BP n’est plus «en phase avec le plan d’action écologique de la compagnie, qui vise à être neutre en carbone d’ici 2030». Une mention claire de l’urgence climatique, aussi assumée par la Royal Shakespeare Company ou le Festival des sciences d’Edimbourg, mais qui tranche avec la langue de bois de la NPG. Chris Garrard relativise: «On peut critiquer cette dernière, mais elle était aussi l’une des premières à se défaire du soutien de Sackler», famille de mécènes dont la fortune vient en partie de la vente de l’OxyContin, antidouleur responsable d’une grave crise d’opioïdes aux États-Unis. «La NPG n’aime pas s’exprimer sur ses engagements éthiques, mais a néanmoins pris des décisions qui ont fait bouger les lignes.»

27 février, BP sort de Rosneft
Quatrième jour de l’offensive russe en Ukraine. BP annonce qu’elle sortira du capital de Rosneft, géant pétrolier russe dont elle détient une participation de presque 20%. Deux ­semaines plus tard, on apprend que la Tate rompt ses liens avec deux oligarques russes, Viktor Vekselberg et Petr Aven. Le premier avait un statut de «membre honoraire» du musée, alors que le second figurait sur sa liste de donateurs.

Par contre, la Tate Modern ne rebaptisera pas son «aile Blavatnik». Elle porte le nom d’un milliardaire né en Ukraine dont la famille a immigré aux Etats-Unis en 1978, ami d’enfance de Vekselberg. Les deux sont liés aux hydrocarbures et autres matières premières, amassant leurs premiers milliards dans le Far West économique qu’était la Russie des années 1990. S’il donne son nom à l’annexe de la Tate Modern, une réalisation du bureau bâlois Herzog & de Meuron, c’est parce que Len Blavatnik a offert 50 millions de livres sterling au musée.

«C’est tout le modèle d’affaire de Tate qui est discutable, puisqu’il vise des millions ­d’entrées et dépend des vols low cost» James Marriott

Au-delà de la question des oligarques, qui passionne les médias, la guerre en Ukraine a une forte influence sur le débat climatique, observe Chris Garrard, «ne serait-ce que parce qu’elle souligne notre dépendance aux énergies fossiles, d’où qu’elles viennent. Et du jour au lendemain, des clubs de football ont coupé leurs liens avec le sponsor russe Gazprom», alors que ces contrats semblaient en béton. «Lorsqu’il y a urgence, les personnes sont disposées à prendre position et faire évoluer les choses.» Mais si Chris Garrard approuve le désengagement de BP dans Rosneft, il n’en rappelle pas moins les liens forts entre l’entreprise britannique et «des gouvernements pratiquant la répression, comme l’Egypte ou l’Indonésie».

16 mars, 10h-15h: Tate Modern, face B
Trois fois par semaine ce printemps, la Tate Modern organise des ateliers gratuits pour familles, afin de «s’adonner ensemble à la créativité grâce à des expériences pratiques et amusantes inspirées de ce qui est exposé [dans le musée]». L’initiative à un nom, «UNIQLO Tate Play: Make Studios», dans lequel il est difficile de rater la mention du sponsor, une marque d’habits pour jeunes. Tout comme il est impossible de ne pas entendre vrombir la série des «The Hyundai Commissions», installation d’une œuvre temporaire XXL dans le Turbine Hall de l’institution.

Alors que la Tate a coupé les ponts avec BP, la présence de ces sponsors peut surprendre. Comme toutes les grandes enseignes de la fast fashion, la Japonaise UNIQLO n’a pas bonne presse, accusée d’être une catastrophe climatique autant que sociale. Une nuit de septembre 2019, la Clean Clothes Campaign a d’ailleurs utilisé la façade de la Tate Modern pour adresser des messages au PDG de l’entreprise, afin qu’il «paie les travailleur·euses qui l’ont rendu riche». Quant à la marque coréenne Hyundai, ses voitures roulent en majorité avec ce que produisent les BP et Shell. Idem pour Qantas, autre sponsor de la Tate, qui ne vole pas à l’énergie solaire.

Non à BP mais oui à d’autres entreprises critiquées par la société civile: un paradoxe? Les musées agissent-ils uniquement sous pression, pour une question d’image, avec une conscience écologique ou éthique qui se limite au fonctionnement, pas forcément au financement? «Ces institutions culturelles sont souvent dans la réaction, regrette Chris Garrard: elles mettent dans la balance le bénéfice pécuniaire et le risque d’atteinte à l’image. Or il faudrait être proactif et établir des règles de sponsoring éthique», sur le climat autant que les droits humains.

Bien sûr, les problèmes ne s’arrêtent pas lorsqu’on se débarrasse de BP et Shell, «mais c’est le début du processus», tempère l’artiste James Marriott, membre de Platform, une organisation londonienne qui allie art, activisme, éducation et recherche. «Quoi qu’il en soit, c’est tout le modèle d’affaire de la Tate qui est discutable, puisqu’il vise des millions d’entrées par an et dépend donc fortement de l’offre en vols low cost.»

Au sein de la coalition Art Not Oil, dont font partie Culture Unstained, Platform ou Liberate Tate, «nous nous concentrons sur les compagnies qui produisent activement de l’énergie fossile, précise Chris Garrard. C’est une ligne rouge éthique pour nous. Mais en parallèle, il faut mener une discussion pour définir ce qui est acceptable. Qu’en est-il des banques, par exemple?»

Régulièrement pointé du doigt pour ses placements ultra-polluants, Credit Suisse soutient par exemple la National Gallery depuis 2008. Et en Suisse, la banque est le sponsor principal des trois géants que sont le Kunsthaus de Zurich et les Kunstmuseum de Berne et Bâle.

C’est l’abandon du sponsoring de l’industrie du tabac qui a inspiré Culture Unstained lors de sa fondation en 2016. «Jusqu’en 1989, le BP Portrait Award de la National Portrait Gallery s’appelait le John Player Portrait Award, du nom du fabricant anglais de cigarettes. La limite de ce qui est acceptable se déplace et la discussion évolue.»

23 mars, «Spring Statement»
Rishi Sunak, le chancelier de l’Echiquier du gouvernement de Boris Johnson, fait l’habituelle «Déclaration du printemps», qui définit les options économiques du pays en fonction des prévisions. Alors que la guerre en Ukraine bat son plein et que l’inflation atteint les niveaux d’une autre époque, les mesures annoncées par le ministre tory provoquent un tollé: elles ne soulageront pas les plus vulnérables, alors que de plus en plus de Britanniques tombent dans la pauvreté depuis l’an dernier.

4 avril, 13h41, courriel entrant
«Bonjour Samuel,
(…) Comme vous pouvez le comprendre, nous sommes tous très occupés à l’approche de l’ouverture de nos expositions de printemps et nous ne sommes pas en mesure de répondre à toutes les demandes d’interview pour le moment. (…) Merci encore d’avoir pensé à Tate. Nous vous souhaitons bonne chance, Keanu.»

Le niet de l’attaché de presse du groupe de musées concernait une demande d’interview au sujet du départ de BP et des performances artistiques et militantes organisées entre ses murs jusqu’en 2016. La réaction n’étonne pas James Marriott. «Il y a ce que j’appelle l’amnésie d’entreprise: on ne veut pas revenir sur les problèmes du passé, on s’oriente plutôt vers le futur.»

«Le British Museum respecte le droit d’autrui d’exprimer ses opinions et ­autorise les manifestations pacifiques» Service de presse

Avec sa politesse toute british, le courriel de Keanu rejoint d’autres refus institutionnels à engager la conversation sur le sujet des sponsors ou des actions militantes. Au Baltic Centre for Contemporary Art, dans le Nord de l’Angleterre, dont le choix de sponsors a priori éthiquement impeccable nous intéresse, on veut d’abord voir nos questions avant se s’excuser platement en prétextant un manque de temps. Et lorsqu’on propose de reporter l’interview de quelques semaines, on nous explique qu’il est en réalité «trop tôt pour parler de ce sujet». Paradoxalement, si BP n’a pas non plus voulu répondre à nos questions, le British Museum et le Science Museum sont pour leur part entrés en matière (voir le 11 et le 26 avril).

7 avril, 15h30, MAG
Au Nord de l’Angleterre, la Manchester Art Gallery (MAG) comporte une salle pas comme les autres, curatée par un Groupe de justice climatique. Collectif comprenant des collaborateur·trices de l’institution, des artistes et des activistes, il réfléchit aux enjeux du réchauffement climatique et utilise la collection du musée pour inclure le public. Après une visite sur place, on contacte par Zoom la conservatrice Clara Gannaway, membre du groupe.

«Construite sur une longue durée, une collection est riche de sens, et la façon dont les gens comprennent les pièces est en constante évolution. C’est passionnant d’emporter notre public dans ce voyage, en leur montrant qu’un objet réalisé il y a cent ans peut être utile pour nous aider à comprendre non pas l’histoire mais notre situation actuelle.» Aussi parce que les œuvres exposées signalent le degré de CO2 dans l’air au moment de leur réalisation, en augmentation accélérée depuis les années 1950.

Les réactions sont-elles bonnes? «Disons que le public n’aime pas toujours tout (rires). Il y a l’idée reçue que ce qui est présenté dans un musée public a le devoir d’être neutre, alors que ça n’a jamais été le cas. Mais quoi qu’il en soit, de très nombreuses personnes nous ont aussi fait savoir qu’elles appréciaient énormément les changements apportés, jugés stimulants.»

La question des sponsors d’entreprise a été abordée dans le groupe – la MAG ne reçoit pas d’argent du pétrole. «Plus généralement, dans une perspective d’histoire, il est très important de savoir d’où vient l’argent, alors que des fortunes locales se sont faites grâce à l’esclavage notamment.» Fortement impliqué dans le commerce triangulaire, le port de Liverpool n’est qu’à 50 kilomètres de Manchester.

11 avril, 15h12, District Line
Une quinzaine de jeunes fait des allers-­retours le long d’une rame de la District Line du tube londonien – venue de l’Est, elle file en direction des beaux quartiers. Membres du mouvement Extinction Rebellion, ou XR, les militant·es couvrent systématiquement les publicités avec des messages pro-­climat, tout en s’adressant très poliment aux voyageur·euses. «Etes-vous préoccupé·e par la situation climatique? Pensez-vous que le gouvernement en fait assez?» Les nombreuses réponses en «oui» puis «non» les réjouissent.

Formé au Royaume-Uni en 2018, XR est très présent sur la question des sponsors liés aux hydrocarbures: l’organisation multiplie les actions, comme au Science Museum l’été dernier – plusieurs activistes s’étaient collés aux grilles de l’institution. Fin avril, XR se rendra massivement au British Museum pour y déployer une grande bannière disant «Drop BP» («larguez BP»).

«Le British Museum respecte le droit d’autrui d’exprimer ses opinions et autorise les manifestations pacifiques sur son site tant qu’il n’y a pas de risque pour la collection, le personnel ou les visiteurs», explique une porte-parole de l’institution. Contrairement aux matchs de tennis dans les locaux lausannois de Credit Suisse, ces actions n’incluent donc aucune manche devant la justice.
Même tolérance du côté de la Tate, nous confirme Hannah Davey, membre du groupe d’artistes Liberate Tate, auteur de seize actions dans les musées du groupe en six ans. «Nous nous sommes toujours considéré·es comme des ami·es critiques de la Tate, ce qui est légèrement différent des habituelles relations entre les activistes et une cible. Il y a une sorte de respect: de notre part pour l’espace où nous travaillons, et de la leur pour nous en tant qu’artistes.»

Si l’institution n’a jamais porté plainte, elle a néanmoins tenté d’empêcher les actions, «par exemple en organisant des fouilles de sacs les jours où nous avions lancé des appels à participant·es pour les performances.» Et la police était parfois sur place, mais aucune arrestation n’a été effectuée. «Elle encerclait nos performances d’un cordon, ce qu’on appréciait car cela renforçait l’idée d’une performance artistique, même si ce n’était pas intentionnel de sa part», ironise Hannah Davey.

«Une fois que ­certaines personnes seront à la retraite, cela changera» James Marriott

James Marriott n’est pas étonné par l’absence de plaintes de la Tate: «Ce n’est pas dans l’intérêt du musée, qui vise une multiplication de ses publics, avec l’idée que l’art contemporain n’est pas juste destiné à une élite. Même l’architecture du bâtiment crie ‘Venez nous rejoindre!’» Et puis, les artistes de Liberate Tate ont toujours été très rigoureux quant à la dimension esthétique de leurs actions, précise James Marriott, «d’ailleurs ‘validée’ par les revues d’art qui ont parlé des performances».

Ou même par les commissaires de la Tate. En 2012, la performance The Gift a inclus l’introduction en pièces détachées d’une pale d’éolienne de 16,5 mètres, grâce à une action de diversion très efficace, raconte Hannah Davey. Après la performance dans le grand Turbine Hall de l’ex-centrale électrique, la pale a été laissée sur place, comme œuvre d’art donnée à la Tate – à l’époque, le conseil d’administration du musée était dirigé par John Brown, PDG de BP. «Quelques semaines plus tard, nous avons apporté de la documentation sur la performance. Cette dernière a été inclue dans la collection, mais pas la pale.»
Pour sa performance The Gift (2012), le groupe d’artistes Liberate Tate a fait entrer une pale d’éolienne dans la Tate Modern.

14 avril, 19h08, Twitter
@Cult_Unstained
Terrible annonce – deux énormes nouvelles mines de charbon d’Adani (compagnie qui sponsorise le Science Museum, ndlr) sont approuvées en Inde. Solidarité avec les communautés adivasi déterminées à résister

@sciencemuseum COMMENT pouvez-­vous continuer à promouvoir cette ­entreprise?
#adivasisagainstcoal #stopadani ­#dropadani
26 avril, Science Museum

Plusieurs scientifiques annulent leur participation à un événement au Science Museum, pour protester contre les choix de sponsors de l’institution. L’automne dernier, un membre du conseil du musée avait démissionné pour les mêmes raisons. Et le 24 février, l’artiste numérique brésilien João Queiroz annonçait sur Twitter qu’il retirait ses œuvres de la prochaine exposition «Science Fiction: Voyage to the Edge of Imagination», «afin de ne pas valider l’accord de parrainage du musée conclu avec le groupe Adani».

Si elle ne peut pas nous accorder d’interview, l’institution nous adresse toutefois une prise de position, dans laquelle elle justifie ses partenariats avec l’industrie pétrolière: «Compte tenu de l’ampleur du défi climatique, les membres de notre conseil d’administration (trustees) ne sont pas convaincu·es par l’option d’une rupture avec le secteur de l’énergie. Les compagnies concernées sont certes à l’origine du changement climatique, mais elles disposent également des compétences, de l’argent et de la portée géographique nécessaires pour contribuer à la mise en œuvre de certaines solutions.» Le musée n’en encourage pas moins ces entreprises «à faire preuve de plus de leadership pour accélérer le passage aux énergies renouvelables».
Dans les prochaines semaines

Le Bristish Museum annoncera bientôt s’il renouvelle son partenariat avec BP, confirme-t-il au Courrier, en rappelant que «BP a fourni un soutien au British Museum depuis 1996.»

Quoi qu’il en soit, aucun doute qu’à terme ce contrat sera coupé, au même titre que ceux du Science Museum, selon James Marriott. «Il y a une certaine inertie, liées à des personnes en poste, mais une fois qu’elles seront parties à la retraite, cela changera.»

«Avant, on applaudissait l’arrivée de BMW»
Investigation > Elle est pile à l’heure derrière son écran, Veronica Ferrari, enquêtrice au sein d’InsightX, entreprise londonienne aux ambitions mondiales. Une boîte spécialisée dans la recherche de renseignements sur les sociétés ou individus, au profit de client·es qui voudraient toucher de l’argent de ces entités. InsightX travaille notamment pour des musées soucieux du pedigree de leurs sponsors potentiels. «Nous sommes intéressés par les poursuites judiciaires, la santé financière, une couverture médiatique négative ou les liens politiques – ces temps, plusieurs clients ont voulu connaître les connexions russes de certaines entreprises.»

Dans le domaine culturel, les interrogations concernent souvent les engagements climatiques, la dimension renouvelable de la chaîne d’approvisionnement des entreprises ou les droits humains, explique Veronica Ferrari. «Par exemple lorsqu’il s’agit de compagnies d’habillement, avec un potentiel de travail forcé dans le Xinjiang, en Chine.» C’est un soupçon qui revient souvent concernant UNIQLO, partenaire de Tate et du MoMA de New York. «Avec la fast fashion, tellement d’intermédiaires sont impliqués que les marques ne connaissent le plus souvent pas tous les échelons de la production. Cela ne les excuse pas mais souligne l’importance de notre travail d’enquête.»

Y a-t-il suffisamment de sponsors éthiquement responsables pour les musées? «Je pense que oui, mais ils n’ont pas forcément des grands moyens, ce qui signifie que les institutions doivent faire appel à davantage de sponsors pour des sommes équivalentes.» Veronica Ferrari mentionne l’exemple des Kew Royal Botanic Gardens, qui s’étaient séparés de la compagnie pétrolière Tullow Oil. «Aujourd’hui, ils ont certes Bloomberg ou Sky News parmi leurs sponsors, mais aussi des nombreux petits partenaires favorisant l’environnement ou le commerce équitable. Cela signifie davantage de recherches de fonds pour les institutions. Mais au fur et à mesure que certaines entreprises problématiques seront perçues comme les bad guys, il deviendra logique d’aller dans cette direction.»

Quoi qu’il en soit, les mentalités évoluent, estime Veronica Ferrari, «avec une prise de conscience qu’un partenariat avec une marque comme BMW peut poser un problème, alors qu’auparavant, on ne faisait qu’applaudir l’arrivée d’un sponsor de cette importance.» SSG

Les montants investis par les sponsors «sont ridicules»
Culture Unstained  > On a rendez-vous avec Chris Garrard dans les espaces aérés du Royal Festival Hall, partie du Southbank Center aux contours brutalistes, avec de la place pour parler sans déranger les voisins. L’endroit n’est pas anodin, lorsqu’on parle de «désengagement»: à quelques encablures se trouve le Shell Center, siège mondial de la société pétrolière anglo-néerlandaise, plus haut building du Royaume-Uni à son inauguration en 1962. Dans le cadre d’une entente de bon voisinage, Shell a longtemps sponsorisé les composantes du Southbank Center, hub culturel où se trouve notamment la Hayward Gallery. «Mais plus maintenant», sourit Chris Garrard.

Le musicien classique est aussi codirecteur de Culture Unstained (culture sans tache), organisation de recherche et de militantisme formée en 2016, dont le but est de mettre fin au parrainage de la culture par l’industrie pétrolière. «A l’époque, des groupes activiste comme Liberate Tate, BP or not BP ou Shell Out Sounds menaient des actions formidables dans des institutions comme le British Museum ou la Tate.» Or Culture Unstained a voulu décupler l’efficacité de ces actions en «ouvrant un espace de discussion capable d’inclure toutes les personnes actives dans le secteur culturel – artistes, commédien·nes, employé·es, etc. Et en parallèle, enquêter sur ce qu’impliquent les contrats de sponsoring, qui n’ont souvent rien à voir avec la philanthropie.» Les cibles principales de Culture Unstained sont les fleurons nationaux BP et Shell, mais aussi Equinor et Adani, multinationales d’origine norvégienne et indienne, qui travaillent avec le Science Museum.

Alors que l’État réduit son soutien aux musées britanniques, comment se passer de l’argent privé éthiquement problématique? «Dans les budgets des musées, la part venant des compagnies pétrolières est le plus souvent de l’ordre du demi pourcent. Des montants d’autant plus ridicules lorsqu’on les compare à ce que ces entreprises paient pour leur publicité. Sponsoriser une institution culturelle est donc une manière de se faire sa publicité à très bon compte.»

Et de fait, lorsqu’on regarde les comptes de l’exercice 2018-2019 du groupe Tate, les entrées totalisaient l’équivalent de 145 millions de francs, dont seulement 5,3 millions provenant de sponsors privés (3,6%), contre 51,2 millions de donations, héritages ou charities (35,3%), 45,5 millions de revenus propres (31,3%) ou 42,4 millions d’argent public (29,2%).

«L’évolution des mentalités liée au changement climatique est récente, parce que désormais on l’observe tous les jours. En parallèle, les compagnies pétrolières ont longtemps maintenu de très bons contacts avec les directions des musées, siégeant par exemple au sein de leurs conseils.» Dans celui du British Museum figure par exemple Philipp Hildebrand, ­ancien président de la Banque nationale suisse et actuel vice-président de la société de gestion Blackrock, l’un des principaux actionnaires de BP. «Il y a souvent des relations entre ces personnes en haut de l’échelle sociale, qui se croisent aux vernissages ou à l’opéra – des amis qu’on ne veut pas décevoir.»

Les sponsors totalement «propres», éthiquement parlant, sont-ils difficiles à trouver? Si on enlève les banques, les assurances, la mode ou l’immobilier, il ne reste plus grand monde… «Au-delà d’une ligne rouge qui concernerait les énergies fossiles et les armes, il y a des entreprises avec lesquelles on peut quoi qu’il en soit dialoguer, s’asseoir autour d’une table et leur signifier ouvertement notre désaccord, plutôt que de simplement accepter leur argent et dire merci.»

Quoi qu’il en soit, il faudrait relancer la discussion sur le soutien public à la culture dans le Royaume-Uni, estime Chris Garrard. «Les entreprises problématiques sont aussi celles qui évitent par tous les moyens de payer des impôts – de l’argent qui pourrait revenir en partie à la culture.» SSG

«Le monde culturel nous a méprisé»
Samuel Schellenberg
Artiste et membre de Platform, collectif londonien fondé 1983 et qui combine art, activisme, éducation et recherche, James Marriott est le co-auteur de Crude Britania: How Oil Shapes a Nation (2021). Sous forme de voyage à travers la Grande-Bretagne, avec moult interviews et témoignages, l’ouvrage raconte comment l’industrie pétrolière a littéralement façonné le Royaume-Uni. Pour Le Courrier, il évoque naissance, vie et quasi-­mort des liens entre le duo BP-Shell et la culture locale.

Quand l’industrie pétrolière s’est-elle tournée vers la culture?

James Marriott: Dans les années 1930, les entreprises BP et Shell se sont intéressées à l’art contemporain pour leurs publicités, afin de lier leurs produits à l’idée de modernité. Plusieurs des meilleurs artistes ou graphistes britanniques ont contribué à ces réclames, avec des formes futuristes suggérant la vitesse et l’énergie.

Et dès la fin des années 1960, Shell et BP – qui étaient parfaitement conscientes de l’influence néfaste de leurs activités sur l’environnement – ont financé des livres ou films traitant de l’impact du capitalisme industriel. On peut citer Energy. To use or abuse?, édité par Shell en 1976, sorte de manifeste en faveur de l’énergie éolienne; ou le film The Shadow of Progress, réalisé par BP en 1970.

La situation change dans les années 1980.

Dans la foulée de la crise pétrolière et de la chute du Shah d’Iran, les compagnies Shell et BP se sont internationalisées. Aussi se sont-elles lancées dans des transformations néolibérales – les deux entreprises étaient des soutiens passionnés du gouvernement Thatcher –, qui se sont superposées à des pratiques commerciales importées des Etats-Unis, adoptées dès les années 1970. Cela se voit dans leur manière de sponsoriser de nombreuses activités et initiatives locales, comme une nouvelle école ou des arbres pour la place d’un village.

Tout cela a pris fin dans les années 1990, qui marquent en revanche le début du soutien aux principales institutions culturelles, par BP puis Shell, à commencer par la Tate en 1992, puis la Royal Opera House, la National Gallery, la National Portrait Gallery, le Southbank Center, le National Theater, la Royal Shakespeare Society, etc. La volonté était de séduire l’élite de la culture britannique.

Un important changement de paradigme.

C’est radicalement différent d’utiliser un demi million de livres pour soutenir 200 projets dans les écoles ou d’employer la même somme pour un seul musée. Jusque-là, les compagnies avaient besoin d’une forme d’approbation ­venant de la société, une sorte de «licence sociale». Dans les années 1990, on a l’impression de ne plus avoir besoin du consentement de la société dans son ensemble et on vise celui du «public spécial»: politicien·nes, leaders culturels, médias, hauts fonctionnaires, etc.

Qu’est-ce qui a changé?

Une connaissance qui travaillait pour BP au Nigéria m’a dit: «La philanthropie est morte le jour de l’exécution de Ken Saro-Wiwa» (un écrivain et militant écologiste nigérian qui s’est notamment opposé pacifiquement à Shell, pendu en 1995 par le régime de Sani Abacha après un procès inique, ndlr). Il y a eu un énorme tollé public, avec de grandes manifestations devant le siège de Shell. Un an plus tard, c’était au tour de BP d’être dans la tourmente, soupçonné d’avoir soutenu des escadrons de la mort colombiens pour qu’ils assassinent des opposants à la construction d’un pipeline. Des manifestations ont eu lieu jusque devant la Tate, pour critiquer BP mais pas encore le lien de sponsorship. Ce n’est qu’au début des années 2000 que les critiques ont commencé à se focaliser sur ces partenariats.

L’engagement des artistes a-t-il été ­immédiat?

C’est difficile aujourd’hui de s’imaginer à quel point le monde culturel s’est montré méprisant envers nous, au départ. Avec Platform, nous avons approché plusieurs plasticien·nes considéré·es comme engagé·es – je ne veux pas citer de noms –, mais aucun·e n’a voulu critiquer une institution comme la Tate. Cette réticence en dit long sur le rôle de ce groupe de musées, un peu comme Ford à Detroit – en gros, la ville leur appartient! (rires) Si vous voulez progresser dans le monde de l’art, vous avez besoin du soutien de la Tate. Idem pour une carrière dans l’opéra: vous ne dites pas de mal de la Royal Opera House.

Cette réticence a radicalement changé en 2010, lorsque le groupe «Laboratory for insurrection and imagination» a été invité a organiser un atelier à la Tate Modern. On a fait savoir au collectif qu’il pouvait tout faire, sauf critiquer BP, ce qui était stupide à préciser car c’est évidemment ce qu’ils ont fait. Le groupe est entre-temps devenu Liberate Tate, qui a toujours revendiqué son statut culturel pour dire: «En tant qu’artistes, nous n’acceptons pas les liens avec les entreprise pétrolières.»

Peu après, il y a eu la catastrophe de la plateforme pétrolière de BP Deepwater Horizon, dans le golfe du Mexique, ce qui a complètement changé la donne. A ce stade, les manifestations condamnaient explicitement le lien de sponsorisation et en 2016, la Tate a décidé de couper les ponts avec BP. Techniquement, d’autres institutions comme le South­bank Center avaient d’ores et déjà renoncé à l’argent de Shell, mais la Tate était le plus gros poisson à ce stade et on a senti que d’autres allaient suivre.

Comment expliquez-vous ces divorces?

Pour qu’un contrat soit rompu, il faut que le musée se sente mis sous pression par la société civile et que BP ou Shell aient l’impression qu’ils n’ont plus besoin de ce lien. Et les départs à la retraite de politiciens du siècle dernier, comme Tony Blair, ont aussi facilité cette coupure: les personnes en poste se fichent de ces contrats.

Et puis, l’univers des compagnies pétrolières a beaucoup changé, ces dernières années…

Oui, et la Suisse n’y est pas pour rien! Les sociétés helvétiques de courtage de brut Vitol, Gunvor et Glencore (les trois leader du secteur, ndlr) n’ont pas besoin d’une «licence sociale», elles n’investissent donc pas dans du sponsoring ou de la publicité. A peu près de la même taille que BP, Vitol est basée en Suisse pour des raisons fiscales. Idem pour la filiale qui gère les opérations européennes de BP, basée à Zoug.

Le Courrier, 24 mai 2022, Samuel Schellenberg

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