Le Conseil fédéral veut introduire une taxe spéciale au tonnage pour les compagnies maritimes. Une optimisation fiscale pointée du doigt par des ONG et par la gauche.
La Suisse compte parmi les plus grandes puissances maritimes, occupant le quatrième rang européen. Les compagnies de navigation – comme le leader mondial MSC installé à Genève – s’y sont développées avec le négoce des matières premières.
Pour promouvoir la navigation maritime, le Conseil fédéral veut introduire un allègement fiscal pour les compagnies qui gèrent des navires depuis la Suisse. Son projet de taxe au tonnage sera débattu au Conseil national le 1er décembre. Et cela tombe à pic pour les armateurs, alors que le pays se prépare à une imposition minimale des entreprises à 15%. Explications.
La Suisse compte parmi les plus grandes puissances maritimes, occupant le quatrième rang européen. Les compagnies de navigation – comme le leader mondial MSC installé à Genève – s’y sont développées avec le négoce des matières premières. Pour le Conseil fédéral, il convient donc de prendre soin de cette industrie.
Le projet de loi permet au secteur d’échapper à l’imposition sur le bénéfice en payant à la place une taxe en fonction de la capacité de chargement des navires. Une possibilité compatible avec les exigences de l’OCDE, qui exclut de sa réforme fiscale – le fameux taux plancher de 15% d’imposition des revenus des personnes morales – les revenus générés par le transport maritime. La taxe au tonnage est déjà en vigueur dans 21 pays européens.
Pour la Suisse, les conséquences financières de la réforme sont incertaines. «Faute de données statistiques, il n’est pas possible d’estimer de manière fiable les conséquences financières liées à l’introduction d’une taxe au tonnage», écrit le Conseil fédéral dans son message. Il dénombre environ soixante compagnies, possédant au total 900 navires. Elles sont installées en priorité dans le canton de Genève (26 d’entre elles), puis dans les cantons de Vaud et du Tessin. Ces entreprises pourront choisir le système qui leur convient le mieux, imposition sur le bénéfice ou taxe au tonnage.
«En route vers le pire des mondes»
Professeur de droit pénal à l’université de Bâle, coauteur d’un ouvrage intitulé La Suisse, nation maritime (Seefahrtsnation Schweiz), Mark Pieth adresse une critique virulente au projet. Selon ses estimations, les entreprises qui choisiraient ce régime fiscal paieraient l’équivalent de 7% à 8% de leur bénéfice (contre 15% avec la réforme de l’OCDE).
«La taxe au tonnage s’apparente à une subvention d’un secteur qui engrange déjà beaucoup d’argent. Nous sommes en route vers le pire des mondes et nous voulons donner la possibilité à cette industrie polluante de ne payer quasiment pas d’impôt», dénonce-t-il. Mark Pieth estime en outre que le Conseil fédéral sous-estime le nombre d’entreprises concernées. «Le gouvernement s’est laissé berner par les associations faîtières du transport maritime et reprend simplement leurs données qui sont fausses», assène-t-il.
«La taxe au tonnage s’apparente à une subvention d’un secteur qui engrange déjà beaucoup d’argent» Mark Pieth
De nombreuses sociétés de négoce des matières premières gèrent aussi des navires et pourront donc profiter de la taxe au tonnage. C’est le cas de Glencore, de Gunvor et d’autres grands négociants qui ont une flotte, assure le professeur. Selon lui, plus de 2000 navires seraient concernés.
Représentante de sept organisations de développement, dont Caritas et Swissaid, Alliance Sud craint que la nouvelle loi ouvre la porte à des montages fiscaux. «Quels sont les gains qu’une société de négoce effectue dans le transport, quels sont ses gains dans ses activités de trading? Au vu du peu de transparence du secteur, les sociétés de négoce pourront effectuer un transfert de bénéfice pour être imposées au tonnage», avertit Dominik Gross, expert en politique fiscale à Alliance Sud.
Et c’est la première fois qu’un impôt serait fait sur mesure pour une branche. Dans le cadre de la troisième révision des entreprises, le Conseil fédéral avait décidé de ne pas donner suite à l’introduction de la taxe au tonnage «pour des raisons de conformité à la Constitution, à propos desquelles l’Office fédéral de la justice continue à émettre des doutes», écrit-il dans son message.
La taxe au tonnage ne répond en effet pas au principe voulant que chaque personne et entreprise soit imposée selon sa capacité économique. «Aujourd’hui, cette question n’est toujours pas résolue», regrette Dominik Gross.
Avantage concurrentiel
Pas besoin de battre pavillon suisse ou européen pour bénéficier d’une taxe au tonnage. «De nombreux navires gérés depuis la Suisse, dont les 600 bateaux de MSC par exemple, sont sous pavillon du Panama ou des îles Marshall. Ils ne sont donc pas soumis à un contrôle sérieux des conditions de travail et du respect de l’environnement», relève Mark Pieth.
Dans une première version du projet, le Conseil fédéral avait voulu rendre la taxe au tonnage accessible à condition qu’une part minimale de la flotte remplisse les exigences de pavillons de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen. Une condition abandonnée depuis.
La Suisse s’octroie ainsi un avantage concurrentiel par rapport à ses voisins. «J’aurais pu me contenter de cette clause. En Europe, la fiscalité est basse, mais les contrôles écologiques et des conditions de travail sont assez élevés», observe Mark Pieth.
Pour Alliance Sud, le Conseil national ne devrait pas du tout entrer en matière sur le projet. «Nous espérons que le plénum du Conseil national renverra le projet au Conseil fédéral lors de la session d’hiver», conclut Dominik Gross.
«Un outil pour la compétitivité»
Pour la faîtière de la branche, la Swiss Shipowners Association, la taxe au tonnage permettra d’attirer de nouveaux opérateurs et de renforcer la flotte sous pavillon suisse. Le secteur maritime suisse représente 0,4% du PIB et 2000 emplois.
Avec la nouvelle taxe, elle compte générer «180 millions de contribution supplémentaires en taxes et prélèvements sociaux dérivant des 3200 emplois additionnels», selon une étude d’impact réalisée sur son mandat. Nous ne saurons rien sur l’apport fiscal actuel de la branche. «Nous ne communiquons pas sur la charge fiscale actuelle du secteur suisse, en raison de son extrême volatilité», indique Olivier Straub, secrétaire général de la Swiss Shipowners Association.
Les affaires des compagnies maritimes sont florissantes. Le tonnage brut opéré à partir de la Suisse a augmenté de 76% entre 2014 et 2022 (90% en France). La plupart des entreprises actives depuis la Suisse choisissent un pavillon étranger. Sur les 900 navires qui sont gérés depuis la Suisse, seuls quinze battent pavillon national. Et environ un navire de compagnie maritime suisse sur cinq bat pavillon européen.
Que répond la branche aux ONG qui estiment que la taxe au tonnage favorise un secteur engrangeant des milliards? «Les résultats exceptionnels des années 2020-2022 ne doivent pas faire oublier que le transport est structurellement un secteur à très faible profitabilité», défend Olivier Straub.
Éviter le départ de compagnies maritimes, soutenir la prospérité économique du pays, ces arguments sont repris au parlement par la droite qui soutient le projet. «Ces entreprises sont très mobiles. Les pertes de recettes fiscales sont évidentes si ces compagnies quittent le pays», affirme le conseiller national libéral radical vaudois Olivier Feller. Il relève que les cantons de Genève et Vaud, principaux concernés, sont favorables à la taxe au tonnage.
Les sociétés maritimes ne pourront pas choisir leur régime fiscal chaque année – une fois qu’elles optent pour la taxe au tonnage, elles s’y engagent pour dix ans. Une manière efficace de lutter contre l’optimisation fiscale, pour Olivier Feller.
A gauche, le projet ne passe pas. «Le Conseil fédéral veut favoriser un secteur polluant en pleine crise climatique au lieu de mieux le contrôler», pointe du doigt le conseiller national Samuel Bendahan. Il constate un très fort lobbying de la branche en faveur de la taxe au tonnage. «Nous avons reçu des invitations, il y a eu une véritable opération séduction. En sous-main, les entreprises de trading ont aussi joué un rôle», estime-t-il. SDT
Le Courrier, 23 novembre 2022, Sophie Dupont
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