Berne veut taxer les armateurs suisses, mais ça cache une combine

Le Conseil national doit débattre d’une baisse de la fiscalité des armateurs via une astuce financière. Certains craignent la création d’une niche fiscale tandis que les autres mettent en garde contre le départ à l’étranger des entreprises helvétiques.

Troisième en Europe, huitième dans le monde: la Suisse, pays sans accès à la mer, fait pourtant partie des nations maritimes les plus importantes. Comment est-ce possible? Plus de 60 compagnies maritimes sont établies dans le pays, principalement à Genève. Et la flotte commerciale des entreprises ayant leur siège en Suisse compte plus de 900 navires. Dont la plus grande compagnie maritime de conteneurs au monde: Mediterranean Shipping Company (MSC).

Et leurs affaires sont en plein essor. Selon le magazine économique alémanique Bilanz, la famille Aponte, propriétaire de MSC, est devenue la sixième la plus riche de Suisse. Leur fortune aurait doublé en l’espace d’un an, pour atteindre un montant estimé à 20 milliards de francs. Contacté, l’armateur n’a pas désiré communiquer le montant des bénéfices et du chiffre d’affaires de MSC pour l’année passée.

Bénéfices records pour les compagnies maritimes

Depuis la pandémie, les compagnies maritimes transportant des conteneurs enregistrent des bénéfices records. Le danois Maersk et l’allemand Hapag-Lloyd ont affiché des bénéfices récents de plusieurs milliards de dollars.

En Europe, le transport maritime est devenu un peu plus vert

Et ce, d’autant plus que ce secteur était en crise avant la pandémie. Rarement la performance de l’ensemble d’un secteur aura été aussi radicalement spectaculaire en si peu de temps, écrit l’expert américain en transport maritime John McCown sur son blog, sur Linked-in.

Un allègement fiscal déguisé en nouvelle taxe

C’est précisément maintenant, en plein boom des containers, que le Conseil fédéral a pourtant prévu d’appliquer des allègements fiscaux pour les armateurs. Mardi, il se penchera sur l’introduction d’une taxe au tonnage pour les navires de haute mer.

Alors, de quoi parle-t-on: d’allègement fiscal, ou d’introduction d’une taxe? L’astuce est subtile: avec la nouvelle réglementation, la charge fiscale des compagnies maritimes n’est plus calculée en fonction du bénéfice effectif, mais du tonnage des navires (leur capacité de chargement). Le nombre de jours d’exploitation annuels est également pris en compte dans le calcul.

Grâce au Covid les hautes mers ont leurs propres «Foir’fouille»

Une fois celui-ci effectué, on se rend compte que les charges fiscales des entreprises maritimes seront grandement diminuées. Une manière comme une autre, donc, de procéder à des allègement fiscaux.

Une niche fiscale?

Via l’introduction de cette taxe au tonnage, c’est véritablement une nouvelle niche fiscale qui a été créée, martèle Dominik Gross, expert financier chez Alliance Sud, l’association de compétence suisse pour la coopération internationale et la politique de développement:
«Il y a un risque que les bénéfices du commerce des matières premières soient déplacés vers le secteur des transports»

Dominik Gross, Alliance Sud

En effet, les armateurs ne sont pas les seuls à en profiter, les négociants en matières premières aussi. Car les deux secteurs sont étroitement liés. De nombreux négociants en matières premières exploitent eux-mêmes une flotte de navires, le plus souvent loués dans le cadre de contrats d’affrètement.

L’impôt minimum de l’OCDE, un autre levier

Selon Dominik Gross, les bénéfices du commerce des matières premières tomberaient sous le coup de la taxe au tonnage et pourraient donc être taxés plus faiblement.

Également dans l’œil de l’expert: le nouvel impôt minimum global de l’OCDE. Selon ce dernier, les grandes entreprises devront à l’avenir payer au moins 15% d’impôts sur les sociétés.

La taxe mondiale de 15% est «finalisée» (et ça va trop vite pour la Suisse)

Cela concerne aussi certains négociants en matières premières établis en Suisse, mais pas le secteur maritime, tout comme l’extraction de matières premières, qui sont exclus de l’impôt minimum de l’OCDE. Un changement lucratif pour les négociants en matières premières, d’autant plus avec l’introduction de la taxe au tonnage.
Comment vont les armateurs suisses?

Le Conseil fédéral écrit dans son message que la nouvelle réglementation devrait «renforcer le secteur suisse des matières premières, important sur le plan économique».

S’il manque des chiffres fiables sur l’impact financier de la taxe au tonnage, le gouvernement espère toutefois que la baisse des recettes sera minime, grâce aux «effets positifs attendus sur la place économique suisse».
«La Suisse doit être en mesure de faire face à la concurrence internationale pour s’attirer les faveurs des entreprises maritimes»

Conseil fédéral

Presque toutes les nations maritimes de premier plan et 21 pays de l’UE utilisent cette taxe au tonnage. Le Conseil fédéral craint ainsi que de nombreuses entreprises partent à l’étranger.

Une tendance déjà à la baisse en 2023

C’est précisément l’argumentaire de l’Association des armateurs suisses. Comme le souligne la Swiss Shipowners Association, cette taxe est essentielle pour la pérennité de la branche. Les entreprises helvétiques «souffrent de la forte concurrence» de l’UE et de l’Asie, qui bénéficient de la taxe au tonnage et «d’aides publiques considérables», souligne l’association.

Et le boom à court terme du secteur des containers n’y change rien. Les bénéfices records des années de pandémie sont une «anomalie», estime-t-on. Le marché du transport de fret maritime connaît un «retournement de tendance rapide» et est «extrêmement volatil». On s’attend déjà à des bénéfices nettement réduits pour 2023.

L’Egypte creuse une deuxième voie dans le Canal de Suez

L’association dresse le portrait d’un secteur dont l’existence est menacée. Cette argumentation est centrale dans l’évaluation de la conformité de la taxe au tonnage avec la Constitution. En effet, le principe en vigueur en Suisse est que l’imposition se base sur la capacité économique. Des exceptions ne sont autorisées que si l’existence d’un secteur est menacée.

Dominik Gross doute que ce soit le cas pour la navigation en Suisse. Même avant les bénéfices exorbitants de la pandémie, la branche n’était pas menacée, plaide-t-il:
«Les grandes compagnies maritimes comme MSC sont solidement établies en Suisse depuis longtemps. Sans parler des négociants en matières premières»
Dominik Gross, Alliance Sud

L’étonnant changement d’attitude du Conseil fédéral

La taxe au tonnage était déjà en discussion dans le cadre de la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE III). En 2014, le conseiller national PDC genevois Guillaume Barazzone avait suggéré par motion d’introduire une taxe au tonnage. Le Conseil fédéral avait examiné la possibilité de l’intégrer dans le paquet de réformes en cours, mais y avait finalement renoncé en raison de doutes constitutionnels.

Le projet actuel découle d’un mandat du Parlement datant de 2016. A l’époque, les deux chambres avaient chargé le Conseil fédéral de réexaminer la taxe au tonnage sous l’angle de sa conformité avec la Constitution et de réviser les dispositions. Lors de la procédure de consultation, le projet avait alors rencontré «un écho globalement positif».

E-commerce: les Suisses veulent tout, tout de suite

Les milieux économiques, auquel se sont ralliés le Conseil fédéral, estiment que la préférence accordée à la branche du transport maritime par rapport à d’autres est justifiée. La réforme concerne un petit secteur, mais d’importance — en raison de la concurrence marquée et parce que la taxe au tonnage est largement répandue au niveau international.

Le projet est maintenant soumis au Parlement. La balle est d’abord dans le camp du Conseil national. Les débats s’annoncent très animés: lors de la consultation, la réforme fiscale a bénéficié du soutien de tous les partis bourgeois, du Centre à l’UDC. Le PVL et les partis de gauche le rejettent toutefois et veulent renvoyer le dossier au Conseil fédéral.

Watson, 13.12.2022, Ann-Kathrin Amstutz

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