Pour un projet public de santé!

Depuis des décennies, le fanatisme des coûts domine les débats sur la santé. Il est temps de lui opposer une large coalition sociale. Objectif: défendre l’accès universel aux soins et le renforcement du secteur public de la santé, autour de quatre revendications clés. Éclairage.
Un basculement du centre de gravité du système de santé est nécessaire, plaçant en son cœur les services publiques.

Le 22 septembre à Marseille, le pape François, rendant hommage aux migrant-e-s mort-e-s en Méditerranée, a stigmatisé «l’indifférence [qui] devient fanatique». Une parole d’humanité, de l’autorité d’une Église qui en connaît un bout en matière de fanatisme, qui fait honte aux pouvoirs politiques européens, tous confondus, et aux forces politiques cultivant cette indifférence et la déshumanisation qu’elle suppose et nourrit à l’égard des hommes et des femmes cherchant refuge.
Sur le terrain de la santé, moins dramatique mais néanmoins primordial, nous sommes confronté-e-s en Suisse au développement d’un autre fanatisme: le fanatisme des coûts, qui a atteint un nouveau degré d’exaltation avec l’annonce des hausses des primes maladie, fin septembre. À l’écart de l’agitation médiatique, il trouvait aussi un ancrage dans la loi sur l’assurance maladie (LAMal), avec l’adoption par le Parlement, dans le cadre du «volet 1b [des] Mesures visant à freiner la hausse des coûts», d’un nouvel article 47c consacré à la surveillance des coûts: «Les assureurs et les fournisseurs de prestations, ou leurs fédérations respectives prévoient […] un monitorage commun de l’évolution des quantités, des volumes et des coûts ainsi que des mesures de correction en cas d’évolution inexplicable des quantités, des volumes et des coûts. (2)»
Le fanatisme des coûts domine depuis des décennies en matière de santé. Il est enraciné dans les règles de financement mises en place par la LAMal. Il favorise le déploiement de puissants intérêts économiques, des assurances maladie aux groupes privés qui s’épanouissent dans les soins. Pour lui faire barrage, une coalition sociale est nécessaire, soudée par la défense de l’accès universel aux soins comme de l’exercice des professions
de soins dans des conditions correspondant à leur vocation, et faisant converger les organisations de défense des personnels soignants, des personnes salariées et des personnes âgées.

Quatre axes pourraient structurer son engagement.
1. UNE CAISSE UNIQUE, DES PRIMES EN FONCTION DU REVENU. Selon le sondage du Temps, 61% des personnes interrogées sont favorables à une caisse unique et 58% à des primes selon le revenu. Ce double changement est le premier pas indispensable. Les caisses maladie et leurs faîtières sont les grands prêtres du
fanatisme des coûts. Elles ensevelissent les soignant-e-s sous des contrôles bureaucratiques infinis. Elles ne sont d’aucun bénéfice pour les assuré-e-s. Prenons le prétendu «libre choix» des assuré-e-s, censé permettre de «faire jouer» la concurrence entre assurances pour bénéficier de meilleures primes. Chaque année, des
centaines de milliers de personnes, voire des millions, changent de caisse. Chaque mutation génère des frais, probablement pas loin de 1000 francs par cas. Des milliards sont ainsi dépensés, sans effet sur les dépenses de santé: ce n’est pas parce que je change de caisse que je suis moins malade. Ni d’effet durable sur les primes: les caisses proposant une année des primes plus basses, comme la KPT pour 2023, sont submergées par les nouvelles adhésions et doivent fortement augmenter leurs primes l’année suivante afin de constituer des réserves. Pire: les réductions de prime obtenues par certains se traduisent globalement par des recettes plus faibles de l’assurance maladie, qu’il faut compenser l’année suivante, puisque cela n’a pas d’impact sur le recours aux soins. C’est exactement ce que l’on vit avec les primes 2024. Il est temps d’arrêter ce jeu de massacre.

2. REMETTRE LES SERVICES PUBLICS AU CENTRE. La dynamique mise en place depuis le début du millénaire peut être résumée ainsi: a) pour «maîtriser» les dépenses de santé, il faut favoriser le développement des acteurs privés, prétendument «plus efficients» que les services publics; b) pour amplifier l’effet de cette
concurrence, il faut resserrer sans cesse la contrainte financière, pesant sur les hôpitaux en particulier, pour les obliger à industrialiser toujours plus leurs activités et à fermer les institutions non rentables. Cela a eu un effet désastreux. D’une part, le pôle privé dans la santé, orienté par le profit, s’est développé comme jamais, dans le secteur hospitalier comme dans celui des soins. Les chaînes de cliniques privées, comme Hirslanden ou Swiss
medical network (SMN) sont au centre d’écosystèmes, autour desquels gravitent des cabinets médicaux spécialisés, des centres d’imagerie médicale. Ils captent les «bons cas», rentables d’un point de vue financier, et développent leurs activités sans modération, avec leur marge bénéficiaire en ligne de mire. Le modèle de la médecine business étend son emprise progressivement.

D’autre part, les hôpitaux publics sont confrontés à une «injonction paradoxale», comme l’explique le directeur
de l’Hôpital du Valais, Éric Bonvin (3). On leur demande de réduire toujours plus leurs coûts: les caisses maladie exigent ainsi que le niveau de remboursement des hôpitaux soit calculé à l’avenir sur la base des 25% des hôpitaux avec les coûts les plus bas. Le Département fédéral de l’intérieur (DFI) d’Alain Berset «tempère»… à 30% des hôpitaux les moins chers. D’autre part, les hôpitaux doivent être rentables et autofinancer leurs investissements, donc «faire du chiffre», sous peine de disparaître. La fermeture cette année de deux hôpitaux dans le canton de Berne, rattachés au groupe de l’Inselspital (Tiefenau et Münsingen), comme les centaines de licenciements annoncés par l’Hôpital de Saint-Gall montrent que ce ne sont pas des paroles en l’air. Ces
injonctions contradictoires épuisent les équipes soignantes, entre charge de travail qui ne cesse de croître et perte de sens, compte tenu d’une pratique où les soins sont toujours plus subordonnés aux exigences économiques.
Pour sortir de cette dynamique destructrice, un basculement du centre de gravité du système de santé est nécessaire, plaçant en son cœur les services publics. Cela implique de rompre avec le cadre légal actuel, qui impose une pseudo-égalité de traitement entre public et privé en matière de financement, et de réinvestir
dans le développement du secteur public.
L’enjeu est d’en faire un pôle d’attraction pour les acteurs des différents types de services de santé, y compris pour la médecine spécialisée pratiquée de manière indépendante. Les cantons doivent avoir la possibilité de ne pas inscrire les cliniques privées sur les listes hospitalières, même si elles prétendent fournir des soins à moindres coûts. De même, il faut abolir le remboursement par l’assurance de base d’une partie des frais d’hospitalisation couverts par les assurances privées, introduit au début des années 2010.
Un service public, fondé sur une culture professionnelle du bon soin, est aussi le cadre pouvant permettre le développement d’une approche intégrée des soins, répondant aux besoins des personnes poly-morbides, et qui n’est pas déformée par les objectifs financiers du fanatisme des coûts.

3. REDONNER LEUR PLACE AUX CONDITIONS SOCIALES ET ENVIRONNEMENTALES. Le fanatisme des coûts fait l’impasse sur le rôle crucial des conditions de vie et de travail pour la santé de la population. Les mobilisations contre la crise climatique, avec un engagement actif et revendiqué de professionnel-le-s de la santé, ont remis
en évidence l’impact des pollutions et du réchauffement climatique sur la santé.
Les conditions de travail dégradées et les inégalités sociales sont aussi des sources déterminantes de dégradation de la santé. Une coalition sociale faisant converger soignant-e-s et salarié-e-s peut remettre
ces enjeux au cœur de l’action politique et sociale.

4. FAIRE RECULER LA CAPTATION DE RICHESSE PAR LES PHARMAS ET LES PRODUCTEURS DE BIENS MÉDICAUX. Les pharmas et autres producteurs d’implants et d’auxiliaires médicaux, bardés de leurs brevets et
jouant d’un, de facto, chantage à la vie, imposent des prix extravagants pour leurs produits. C’est une forme de pillage des ressources des collectivités qui justifie pleinement, dans ce cas, l’objectif d’une diminution des coûts.
Or, en septembre, dans le cadre du «volet 1b [des] Mesures visant à freiner la hausse des coûts», les Chambres ont conforté ce pouvoir, en validant le modèle de fixation des prix des médicaments basé sur des négociations «confidentielles», accompagnées de prétendus «rabais». Cela revient à donner carte blanche aux pharmas pour imposer leurs conditions. L’ouverture des livres de comptes de ces industriels, pour aboutir à des prix basés sur
les coûts de production et de recherche documentés, complétés par une marge de profit pouvant être considérée comme usuelle dans la production marchande (hors santé): voilà une demande simple, non confiscatoire, pour mettre fin à cet état de fait et libérer des ressources pour répondre à de vrais besoins en santé. ◼

1 Extraits d’un article publié sur le site www.alencontre.org, le 11 octobre 2023.
2 Le Temps, 4 octobre 2023.
3 RTS, 7 octobre 2023

Services publics, 27 octobre 2023, Benoît Blanc

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