Entre 1986 et 1993, le GATT organise la plus grande négociation multilatérale de l’histoire: le cycle de l’Uruguay. La Suisse en est un protagoniste central, malgré les risques – déjà identifiés – que l’ouverture du marché agricole fait peser sur sa paysannerie. Éclairage sur les origines des politiques suisses de libéralisation agricole par Mattia Mahon, historien.
Des milliers de paysans suisses, allemands et français manifestent le 13 novembre 1990 devant le GATT, à Genève, contre une libéralisation du secteur agricole qui signe manifestement la ruine de la petite et moyenne paysannerie européenne.
Au-delà du cliché de petit pays alpin reculé, la Suisse est, depuis les deux guerres mondiales, une puissance financière redoutable à l’échelle globale. Dotée d’un État faible où les intérêts de ses industries sont très bien représentés, elle a été de chaque avancée libérale et néolibérale. A ce titre, l’ouverture d’un cycle de négociation dont le but est l’extension et la libéralisation du système commercial mondial à la fin des années 1980 semble être une opportunité. Or, la Suisse conserve également une paysannerie encore très traditionnelle et familiale, qui maille le territoire. Forte d’une organisation très structurée et dotée d’un poids politique important, la paysannerie suisse dénonce alors le sacrifice de l’agriculture sur l’autel du marché.
En avril 1986, l’ancien diplomate suisse Arthur Dunkel, directeur général du GATT depuis 1980, annonce au gouvernement que la situation mondiale place tous les pays devant une situation aussi limpide que problématique: «ou bien ils établissent un nouveau système de commerce international ou bien c’est l’échec qui entraînera un sauve-qui-peut général et une véritable catastrophe». (1)
Le gouvernement suisse n’est pas le plus difficile à convaincre. En effet, nombreux sont les secteurs industriels suisses qui souhaitent une extension du régime d’échange libéral multilatéral à de nouveaux aspects: textiles, propriété intellectuelle, investissements, accès aux marchés, services. Néanmoins, une nouveauté menaçante se profile avec le cycle de l’Uruguay, ou Uruguay Round: les grands pays producteurs agroindustriels (Etats-Unis, Canada, Australie) se sont mis d’accord avec les pays en voie de développement (Brésil, Inde, Mexique…) pour demander l’ouverture des marchés agricoles du Nord. Ce à quoi la Communauté européenne et l’AELE (Association européenne de libre-échange), ainsi que le Japon, s’opposent fermement. (2)
La valeur de l’agriculture ne se mesure pas qu’au rendement
Durant les années 1980, le phénomène de concentration de la paysannerie suisse est déjà bien engagé. En vingt ans, la population active dans le secteur a été réduite d’un tiers. En pourcentage de la population active, les agriculteurs sont passés de 13,3% à 6%, pendant que les exploitations de grande taille doublaient et que toutes les autres diminuaient. (3) Ce phénomène de concentration capitaliste est déjà fortement critiqué à l’interne par les franges les plus à gauche de la paysannerie, notamment sur une base écologiste. C’est dans ce contexte qu’est déposée en février 1985 l’initiative populaire «en faveur des petits paysans». (4) Massivement rejetée par les partis bourgeois et le lobby agroindustriel, l’initiative recueille néanmoins 48,9% de voix favorables. Pour le gouvernement, cela sonne comme une mise en garde. Si la grande paysannerie et ses représentants politiques soutiennent une prochaine initiative paysanne, le risque est réel pour le gouvernement d’être désavoué.
Avec le nouveau cycle du GATT, les pays industrialisés devront accepter les mêmes remèdes pour leur agriculture subventionnée que ce qu’ils prêchent aux pays du Sud depuis longtemps: ouverture, concurrence, dérégulation, libéralisation. Or, en Suisse, les autorités comme la population sont attachées à l’image du petit agriculteur producteur de fromage, une image qui soutient le mythe national. La libéralisation agricole met donc en péril le compromis historique du patronat suisse: une ouverture très poussée en matière industrielle couplée d’un protectionnisme fort pour l’agriculture. D’ailleurs, la paysannerie suisse, qui soutient massivement les partis bourgeois depuis les débuts du XXe siècle, (5) ne l’entend pas de cette oreille. La campagne s’organise autour de trois thèmes: maintenir une agriculture paysanne en opposition à une agro-industrie, préserver la multifonctionnalité des activités agricoles (entretien de la nature, peuplement rural, tourisme…) et assurer une production de qualité, notamment en termes écologiques, dans un pays qui connaît des normes strictes en la matière. Soutenues par les écologistes, (6) les organisations sectorielles descendent dans la rue: à Genève, les manifestants envahissent le bâtiment qui héberge le secrétariat du GATT pour recouvrir l’entrée de terre. (7) A Berne, ils détruisent le portail du Palais fédéral, sonnent des cloches de vache pour empêcher la tenue de séances et mettent le feu à un cercueil symbolique du GATT. (8)
Dans l’arène internationale, la Suisse craint l’isolement car elle ne fait ni partie de la Communauté européenne (CE), ni d’un bloc régional. Proche des positions communautaires tout en entretenant avec elle des relations complexes, le pays se doit de constituer des alliances au cas par cas. Elle le fait au sein d’un groupe appelé «café au lait», qui comprend des pays du Sud désireux avant tout de renforcer les règles du jeu économique. En se faisant l’avocate de ces revendications, elle espère bien gagner quelques concessions sur des points cruciaux, tels que la protection des investissements ou de la propriété intellectuelle. Cette dernière est en effet essentielle à l’industrie chimique et du médicament face aux tentatives de certains pays, tels que l’Inde, de contourner le système de brevet suisse. (9) Malgré ce jeu de concessions croisées qui se met en place et qui est propre des négociations multilatérales, le dossier clé reste l’agriculture.
Entre décembre 1990 et novembre 1992, les négociations sont bloquées par le conflit USA-CE autour de la question du soja et des oléagineux. L’accord de Blair House conclu en novembre 1992 permet une réouverture multilatérale du round. (10) Si la France tente un dernier coup de force pour obliger la Commission européenne à mieux protéger ses intérêts agricoles, la messe est dite. (11) De son côté, la Suisse parvient à inclure dans les textes une porte de sortie pour protéger partiellement ses subventions. Elle fait ainsi reconnaître la multifonctionnalité de ses paysans, et considère que ses subventions tombent sous la définition d’une mesure environnementale. (12) Ce point de l’offre suisse, considérée comme une ligne rouge à ne pas franchir pour les milieux paysans, évite au Conseil fédéral le dépôt d’une nouvelle initiative populaire. Toutefois, le gouvernement de l’époque n’est pas dupe: les modifications qu’entraîne le cycle de l’Uruguay sur la paysannerie seront drastiques. Le ministre de l’Economie annonce: «Si la Suisse ne montre pas un minimum de souplesse, cela aura des conséquences dans d’autres dossiers». (13) La délégation suisse le réaffirme en décembre 1993: les résultats des négociations s’avèrent globalement extrêmement positifs, à l’exception notable du secteur agricole, qui va au devant d’importantes difficultés. (14)
L’agriculture sacrifiée au bénéfice des autres secteurs
Vingt-cinq ans plus tard, la successeure du GATT, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), est bloquée, et aucun cycle de libéralisation multilatérale n’est venu s’ajouter à celui de l’Uruguay. Toutefois, les effets de la thérapie de choc sur l’agriculture se font encore sentir. En septembre 2018, le syndicat Uniterre lance son initiative «pour la souveraineté alimentaire». Conséquence de la multifonctionnalité, la Suisse a fait le choix de séparer la politique des prix de celle des revenus des agriculteurs, conditionnant les paiements directs à des prestations écologiques et éthologiques. Cela n’a pas freiné la disparition des petites et moyennes exploitations (diminution de 45% des exploitations entre 1990 et 2015). Au contraire, ce découplage a rendu les paysans dépendants des aides étatiques. 15 Durant la campagne, les thématiques écologiques dominent, mais la détresse du milieu paysan s’invite également dans le débat, avec une fréquence des suicides supérieure de 37% pour cette catégorie de la population. 16 Contrairement à 1989, l’initiative de 2018 sera balayée avec plus de 68% de non. Mise sur les rails par le GATT, la Suisse n’a aujourd’hui plus besoin de l’OMC pour laisser mourir son agriculture.
Dodis est la base de données en libre accès du projet éditorial des Documents diplomatiques suisses. Né en 1971, ce projet de recherche indépendant vise à publier des sources sur l’histoire internationale de la Suisse. Actuellement, Dodis publie des documents sur la politique étrangère de la Suisse des années 1990 tant dans des séries de livres qu’en ligne. Tous les documents mentionnés sont disponibles en version numérisée (ou le seront sous peu) sur www.dodis.ch/fr.
Notes :
1 Procès-verbal II de la 14ème séance du Conseil fédéral du 30 avril 1986, dodis.ch/67049
2 Lire Frédéric F. Clairmont, «Sur les ruines du GATT, d’impitoyables conflits d’intérêts», Le Monde diplomatique, février 1992.
3 Tous ces chiffres sont tirés du 6e rapport du gouvernement sur l’agriculture, 1er octobre 1984.
4 Pour plus d’information sur l’initiative:
https://swissvotes.ch/vote/356.00
5 Lire Werner Baumann et Peter Moser, «Paysannerie», partie 4.2: Le rôle politique de la paysannerie, Dictionnaire historique de la Suisse.
6 La Suisse est le premier pays à avoir élu un parlementaire vert, dès 1979, avec l’entrée du vaudois Daniel Brélaz au Conseil national.
7 Téléjournal de 12h, 13 novembre 1990, Télévision suisse romande (TSR), archives.
8 Téléjournal de 19h, 9 janvier 1992, Schweizerische Radio und Fernsehen (SRF), archives.
9 Lire Mohamed Larbi Bouguerra, «Les paysans, le GATT et les ‘voleurs de gènes’», Le Monde diplomatique, décembre 1993.
10 Note d’information du ministre de l’Economie. 24 novembre 1992, dodis.ch/62108
11 Lire Bernard Cassen, «L’épreuve de la guerre commerciale», Le Monde diplomatique, novembre 1993.
12, 14 DDS 1993, doc. 60, dodis.ch/64443 (disponible dès le 01.01.2024).
13 DDS 1990, doc. 36, dodis.ch/54935
15 Argumentaire du comité d’initiative, 7 septembre 2014: https://swissvotes.ch/vote/622.00
16 Didier Kottelat et Cynthia Gani, «Le suicide, une issue fatale qui touche davantage les paysans que les autres», RTS, 12 novembre 2018.
Le Courrier, 26 novembre 2023, Mattia MahonHistorien, du centre de recherche Dodis et chercheur à l’Université de Lausanne.
Du GATT à l’OMC
Le General Agreement on Tarif and Trade (GATT), Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce en français, est l’organisme international chargé de fluidifier les échanges commerciaux mondiaux depuis la Conférence de la Havane en 1947. Sous son impulsion se déroulent différents cycles de négociation dans le but de libéraliser les échanges mondiaux: cycle de Kennedy (1963-1967), cycle de Tokyo (1973-1979) et cycle de l’Uruguay (1986-1993). Le cycle de l’Uruguay comprend des négociations sur la création d’une véritable Organisation mondiale du commerce (OMC), qui voit le jour en 1995. Depuis, l’OMC a lancé le cycle de Doha, bloqué depuis 2008. Lire Jacques Berthelot, «Coma profond pour le cycle de négociation de Doha», L’Atlas – Un monde à l’envers, publication du Monde diplomatique, 2009. MMN
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