En 1948, l’AVS est instituée par vote populaire. Depuis, elle a été révisée dix fois. Le 3 mars, deux initiatives populaires issues de camps opposés seront soumises au vote. Entretien avec Matthieu Leimgruber, professeur en histoire contemporaine et spécialiste de l’histoire du premier et du deuxième pilier (1).
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Dans quelle mesure, la gauche a pesé dans la création de l’AVS, étant donné que cette revendication était au centre de la Grève générale ? Son action a-t-elle été fondamentale ? Et quid de la droite ?
MATTHIEU LEIMGRUBER Après la Grève générale de 1918 et jusqu’à l’élection d’Ernst Nobs, premier conseiller fédéral socialiste élu en 1943, les marges de manœuvre de la gauche dans la mise en place de l’assurance-vieillesse sont assez limitées. C’est en effet le radical Walther Stampfli, ministre de l’économie publique et proche de l’industrie des machines, qui met sur pied l’AVS durant la Deuxième Guerre Mondiale. Ce projet est basé sur le modèle des APG (allocations pour perte de gain) et de leurs caisses de compensation, organisées en 1939 par les patrons. Si la gauche n’a pas de projet AVS propre, l’alliance sociale-libérale (Nobs-Stampfli) jouera pourtant un rôle important dans la campagne pour faire passer l’AVS.
Si le PS et le PST, qui renaît après l’interdiction du Parti communiste suisse à la fin des années 30, auraient voulu incorporer une part plus importante de financement public à l’AVS, par exemple à travers un impôt sur les successions, cette proposition n’a aucune chance de passer au vu des rapports de force politiques.
Pour résumer, si la création de l’AVS est une revendication-phare de la Grève générale, le projet mis en place entre 1919 et 1948 est porté par des conseillers fédéraux radicaux. A l’exception d’une frange ultra-libérale, comme les banquiers privés genevois, et de certains catholiques conservateurs, le soutien à l’AVS est large au sein des partis. Mais durant cette période, la gauche, qui défend l’instauration d’une AVS, n’est pas encore au gouvernement. Cela différencie cette
période de l’actuelle où le dossier est porté alternativement par des socialistes ou des politiciens bourgeois.
Un dernier point à relever est la position des syndicats, en particulier le syndicat de la métallurgie, la FOMH. En 1945, celle-ci aurait préféré à l’AVS la mise en place de caisses de retraite syndicale, voire des caisses d’entreprises cogérées avec le patronat, ceci afin de renforcer les syndicats dans les entreprises. La FOMH se rallie pourtant au projet AVS par crainte de susciter l’incompréhension au sein de la population ou, pire, de favoriser la gauche syndicale (2).
Si la classe politique était en faveur de l’AVS, comment expliquer l’échec en votation du premier projet porté par le radical Edmund Schulthess en 1931, qui devait concrétiser l’article constitutionnel de 1925 ?
Entre 1918 et 1931, les débats ont été acharnés au sujet du financement de la future AVS, mais aussi au sujet de
la division des tâches entre cette dernière et les caisses de pensions des entreprises, alors en plein développement. En 1925, l’article constitutionnel est largement accepté, mais plusieurs propositions de financement plus progressistes – comme par exemple un impôt spécial sur la fortune (1922), ou encore l’attribution des résultats de l’impôt sur les bénéfices de guerre à l’AVS – mordent la poussière. Dès les années 1920, les caisses de pensions des employeurs privés, celles des grandes entreprises mais aussi celles organisées par les assureurs-vie comme la Rentenanstalt (Swiss Life), Zurich Vie ou encore Winterthur Vie (AXA) gagnent déjà en puissance. En 1922, un lobby de la prévoyance privée – dont l’actuelle Association suisse des institutions de prévoyance (ASIP) est le descendant direct – représente ces puissants intérêts. Si ces derniers ne sont pas opposés par principe à l’AVS, ils s’efforcent de limiter au maximum l’étendue de cette assurance sociale.
Dès les années 20, les caisses de pensions privées gagnent en puissance. Le premier projet AVS est combattu par une coalition hétéroclite rassemblant, catholiques, la droite fédéraliste romande, et des anti-étatistes forcenés. Cette opposition dispersée avait déjà pesé lourd dans l’échec d’un premier projet d’assurance maladie en 1900. Le petit parti communiste est aussi opposé au projet soumis au vote en décembre 1931, qu’il considère comme trop minimal. Mais cette opposition de gauche est restée marginale. La votation a enfin eu lieu dans un contexte très défavorable. C’est en effet durant l’automne 1931 que la grande crise, qui a débuté à Wall Street en 1929, atteint véritablement la Suisse. Si la réforme avait été soumise quelques années plus tôt, elle aurait peut-être passé la rampe…
A partir des années 20, les assureurs vie qui gèrent des caisses de pensions pèsent dans le débat AVS. Leur rôle sera fondamental dans la mise en échec en 1972 de l’initiative du Parti suisse du Travail dite des « pensions populaires » qui visait à instaurer une « Super-AVS » rendant les caisses de pension superflues.
L’initiative actuelle pour une 13e rente représente-t-elle un virage significatif pour l’AVS ? Ou faut-il la lire comme une demande d’augmentation du montant des rentes comme cela est déjà arrivé dans le passé ? Cette proposition est dans la lignée d’autres tentatives des syndicats visant à revaloriser les revenus des retraitées et des retraités, qui font aujourd’hui face à une érosion réelle des rentes du 2e pilier, et à combattre les inégalités de rentes entre hommes et femmes.
En 2016, le peuple a refusé l’initiative «AVSplus» visant une revalorisation de 10% des rentes du premier pilier. En remettant sur la table cette proposition par le biais d’une 13 e rente AVS, les syndicats soulignent cette fois-ci la proximité entre le salaire différé que représente une rente AVS et un salaire «normal». L’acceptation d’une telle re-valorisation est encore incertaine, malgré des sondages pour l’instant favorables, mais représenterait une véritable rupture: depuis 1975, les rentes AVS ont en effet été indexées, mais n’ont plus été augmentées.
Vous parlez des syndicats, quid du PS dans la gestion du dossier ?
Depuis les années 40, la participation au gouvernement du PS produit souvent des résultats ambigus, voire paradoxaux. En 1947, Ernst Nobs, un ancien de la Grève générale, soutient le projet AVS de son collègue radical, Walther Stampfli, mais abandonne rapidement l’idée une imposition des successions.
Quant à Hans-Peter Tschudi, souvent présenté à tort comme le «père de l’AVS», il augmente les rentes AVS mais s’oppose clairement aux «pensions populaires» et cimente la doctrine des trois piliers. Syndicaliste et féministe de gauche, Ruth Dreifuss a fait passer en 1995 la première hausse de l’âge de la retraite des femmes, afin d’obtenir le bonus éducatif et le splitting des rentes. Pour finir, c’est Alain Berset qui a piloté l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes à 65 ans. Partenaire minoritaire d’une coalition dominée par les partis de droite, le PS se retrouve ainsi très souvent en porte-à-faux par rapport à ses objectifs initiaux et ses idéaux.
L’augmentation généralisée de l’âge de la retraite telle que proposée par l’initiative des jeunes PLR. Une vieille rengaine dans l’histoire ?
Cette proposition n’est pas nouvelle puisque le conseiller fédéral radical Pascal Couchepin en parlait déjà en 2002. Et d’ailleurs, cela fait plusieurs décennies que la droite porte cette proposition, en Suisse comme dans d’autres pays, en prenant appui de manière systématique et catastrophiste sur le vieillissement de la population. En 1983 déjà, le président conservateur Ronald Reagan a imposé aux États-Unis une élévation par étapes de l’âge de la retraite à 67 ans. En mars, l’initiative des Jeunes PLR va évidemment échouer, mais son but est de servir d’éclaireur, de donner une première indication permettant à d’autres projets d’augmentation de l’âge de la retraite d’être proposés par la suite. Sans surprise la droite et le patronat sont vent debout contre l’initiative de l’USS, car son approbation serait bien embarrassante pour eux.
Si le texte passe, c’est un signe intéressant pour l’avenir. Le projet de l’USS n’est pas révolutionnaire, puisque la hausse prévue ne compense pas la baisse en cours des retraites du 2e pilier depuis une décennie. Mais si le texte passe, cela contribuerait à changer les termes du débat.
1 www.histoiredelasecuritesociale.ch
2 Matthieu Leimgruber, « Syndicats et retraites en Suisse au XXe siècle : du rêve mutualiste à la défense des assurances
sociales », in Cahiers AEHMO, 27, 2011, disponible sur www.e-periodica.ch.
3 Basée sur les recherches de Matthieu Leimgruber, cette histoire est racontée dans le film Le Protokoll-l’histoire cachée du deuxième pilier (2022) ainsi que dans le livre L’affaire du siècle (2023) tous deux réalisés par le journaliste Pietro Boschetti.
Joël Depommier, VOIX POPULAIRE N° 22, février 2024
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