Pour le journaliste et historien Pietro Boschetti, le deuxième pilier est une loterie et il est impossible de prévoir les conséquences de sa réforme pour les assuré·es. Pour lui, la réforme de la LPP est si mal conçue qu’on ne sait pas qui sera touché et de combien.
Passionné par l’histoire du deuxième pilier, l’ancien journaliste de Temps présent Pietro Boschetti y a consacré un film et un livre (1). A la veille de la votation sur la réforme LPP21, il livre un regard très critique et appelle à trouver des alternatives à un système qui «implose silencieusement». Interview.
- Comment appréhendez-vous cette réforme, qui vise à baisser le taux de conversion avec des mesures de compensations?
Pietro Boschetti: L’assainissement de la LPP se fait sur le dos des assurés. Et la réforme est tellement mal faite qu’on ne sait pas qui sera touché et de combien. A cause de la diversité des situations, l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a d’ailleurs renoncé à mettre sur pied un calculateur. Il ne reçoit que des données agrégées des caisses et il n’est pas possible de connaître les conséquences individuelles de la réforme. Sur le plan social, le deuxième pilier est une aberration. Cinq personnes du même âge, avec la même formation, le même poste, la même carrière, le même salaire, auront toutes des plan de prévoyance très différents si elles sont assurées par des caisses différentes. Les personnes dont l’employeur aura choisi une caisse avec des placements avisés auront un plan de prévoyance confortable. Les autres, non. C’est une loterie et cela contredit complètement le principe d’équité à la base des assurances sociales. Le deuxième pilier a été conçu pour les besoins des compagnies d’assurance privées et pas pour les assurés.
- Selon les partisans de la réforme, seule une minorité des assuré·es seront touchés par la baisse du taux de conversion, qui concerne uniquement la part obligatoire du deuxième pilier…
Les personnes les plus proches du seuil minimum seront certainement les plus violemment touchées. Mais il est faux de dire que seule 15% des assuré·es seront concerné·es par la baisse du taux de conversion, comme on l’entend souvent. Tous les affiliés au deuxième pilier ont une part obligatoire pour leur partie du salaire en dessous de 88’200 francs. L’avoir vieillesse constitué par cette part du salaire est directement concerné s’il y a baisse du taux de conversion obligatoire. L’effet sera évidemment moins grand pour les hauts salaires, qui disposent d’une part confortable dans le surobligatoire. Mais je le répète: on ne peut pas connaître l’effet exact pour les assurés. Il y a 1300 caisses avec 1300 directives différentes.
- La réforme prévoit de mieux assurer les temps partiels et les petits salaires. Cela ne vous convainc pas?
Là aussi, on ne sait pas exactement quels seront les bénéfices. Par principe, abaisser le seuil d’entrée du deuxième pilier pour que davantage de personnes soient assurées n’est pas une mauvaise chose. Mais ces travailleurs et travailleuses vont payer des cotisations durant toute leur vie active sur des petits salaires. Entre la baisse de leurs salaires nets et le montant de leur rente trente ans plus tard, quel sera le bilan? La réponse n’est pas du tout évidente. Le directeur de l’OFAS, Stéphane Rossini, a déclaré qu’il n’était pas possible de savoir de manière détaillée comment la prévoyance de chaque assuré allait évoluer avec cette réforme.
- L’état des caisses de pension dépend aussi de la santé financière des marchés. Avec quel impact?
En 2000, le rendement du capital constituait 81,8% du financement des rentes alors qu’aujourd’hui cela ne représente plus que 35%. On mesure le choc gigantesque que les caisses se sont prises dans les gencives avec la baisse des rendements. Le système s’est déséquilibré. Entre 2014 et 2023, on estime que 45 milliards de francs, voire davantage, ont été transférés des personnes actives vers les retraité·es, pour que les rentes puissent être payées. Tous ces milliards n’ont pas alimenté les avoirs vieillesse des actifs! Le système est en train d’imploser silencieusement.
Depuis deux ans, la tendance s’est renversée à la suite d’une série de mesures drastiques prises par les caisses, dont la baisse du taux de conversion sur la partie surobligatoire et la baisse du taux technique (qui calcule le montant de rentabilité, ndlr). Il y a depuis une modeste embellie qui permet de commencer à boucher les trous, mais on ne sait pas pour combien de temps. Et pour l’heure cette embellie ne représente qu’un demi milliard.
- Vous êtes très critique envers le deuxième pilier. Avez-vous une alternative à proposer?
Sur le long terme, il faut renforcer le premier pilier, en triplant, quadruplant les rentes de l’AVS, et dégonfler la prévoyance professionnelle, avec un impératif absolu: celui de garantir les droits acquis. Les cotisations des travailleurs qui figurent sur leur certificat doivent leur être versées. Mais on pourrait geler le deuxième pilier tout en restituant aux gens ce qui leur revient. L’AVS est beaucoup plus efficace. Dans l’AVS, 100 francs de cotisation financent 99 francs de rente, contre 76 francs seulement dans le deuxième pilier. Cela montre l’efficacité administrative d’une AVS centralisée, en comparaison avec cette «usine à gaz» invraisemblable de la prévoyance professionnelle et ses 1300 caisses de pension…
D’ailleurs, on ne sait même pas aujourd’hui si l’objectif d’atteindre 60% de couverture du dernier revenu avec le premier et deuxième pilier est atteint. L’ancienne conseillère nationale Stéfanie Prezioso avait déposé en 2022 une initiative parlementaire fort intéressante demandant notamment une rente AVS minimale de 4000 francs. Elle a été malheureusement balayée par le parlement. Le premier pilier a deux énormes qualités. Il est très robuste financièrement et il a un mécanisme de redistribution et de répartition. Les riches paient pour les pauvres, ce qui est une loi d’airain dans le domaine des assurances sociales. Cela ne va bien sûr pas être simple de le renforcer. Mais plus on attend, plus il sera difficile d’en sortir indemne.
- La gauche a récemment gagné sur la treizième rente. Vous y voyez un signe positif?
Sur le plan tactique, chaque mesure qui renforce le premier pilier est bonne à prendre. Comme petit pas, on pourrait imaginer aussi une cotisation progressive, par exemple pour les salaires de plus de 200’000 francs, qui ne soit plus de 8% mais de 15% pour l’AVS. La retraite, c’est un des thèmes où la gauche marque des points au-delà de son électorat naturel. Et on a affaire à une droite qui a pêché par arrogance.
En expliquant à qui profite le deuxième pilier, je pense que la gauche peut gagner le 22 septembre. Mais ce qui manque, ce sont des alternatives. Les syndicats sont prêts à mettre beaucoup d’énergie pour lutter contre l’aggravation du système. Mais ils proposent peu d’alternatives. On ne peut pas sortir de cette souricière que représente le deuxième pilier si on se contente de parer les coups. Il faut réfléchir au modèle vers lequel nous voulons aller.
Notes
↑1 > Pietro Boschetti, L’affaire du siècle, le 2e pilier et les assureurs, Livreo-Alphil, 2023. Claudio Tonetti et Pietro Boschetti, Le protokoll – L’histoire cachée du deuxième pilier, coproduit par la RTS, 2022
Le Courrier, 28 août 2024, Sophie Dupont
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